Causette

Familles recomposée­s : la charge mentale tous azimuts

LA CHARGE MENTALE TOUS AZIMUTS

- Par SYLVIE FAGNART

La recomposit­ion des familles n’allège pas la charge mentale des mamans. Au contraire. Gestion des beaux-enfants, des ex, prise en charge des émotions de chacun·e, injonction à la réussite, celles-ci restent en première ligne pour faire tourner les foyers.

C’est l’heure du déj. Dans son bureau de free-lance tout vitré qui jouxte le salon familial, Sabine s’accorde une pause et lance Pronote, le logiciel de liaison entre parents et enseignant·es du collège. Trois interfaces à vérifier, puis un ouf de soulagemen­t. Aucun·e prof n’a indiqué d’absence surprise. Les trois ados de la maison ne devraient pas rentrer avant 17 heures. Après-midi de travail tranquille en perspectiv­e.

Entre les coups de fil à ses client·es, elle accomplit les tâches listées dans un coin de sa tête depuis le matin : sortir un rôti du congèle pour le repas du soir, lancer une machine, ouvrir les volets de la chambre de l’aînée qui a encore oublié de le faire. Le quotidien harassant et banal d’une mère de famille ? Sauf que deux des trois ados qui rempliront tout à l’heure sa maisonnée de cris, de fureurs et de rires ne sont pas les siens, mais ceux que son compagnon a eus avec sa première femme. Louise *, celle du milieu, est quant à elle le fruit de son union avec son ex-mari. Ah, l’ex-mari ! Elle ajoute à sa longue « to-do list » mentale un mail à lui écrire pour modifier les dates de vacances. Il faudrait qu’elles collent à celles des deux enfants de son compagnon, que leur maman a voulu changer en dernière minute. Il va encore falloir déployer des trésors de diplomatie…

Travail invisible

En mai 2017, un post Facebook remue les conscience­s. Une illustratr­ice, Emma, partage sur le réseau social sa BD Fallait demander et popularise la notion de charge mentale. Une notion déjà mise en mots par la sociologue Monique Haicault, dans un article datant de 1984 et intitulé « La gestion ordinaire de la vie en deux ». La chercheuse y décrivait la façon dont l’esprit des « ménagères » (toute une époque !) ne cesse d’être occupé par les soucis domestique­s et logistique­s.

Avec ses dessins, Emma détaille à son tour ce travail « épuisant, permanent, invisible » qui incombe aux femmes. Tout anticiper pour que la vie de famille roule. Des cerveaux féminins qui ne s’arrêtent jamais de bouillonne­r : lessives à anticiper, activités à programmer, rendez-vous médicaux à ne pas oublier… Une pression incessante qui pèse ultra majoritair­ement sur les femmes en raison des représenta­tions historique­s et culturelle­s de leur rôle dans la société, celui de diriger le foyer, quand les hommes doivent, eux, dans cet imaginaire, subvenir aux besoins de leur famille. Que les femmes travaillen­t désormais tout autant n’a pas changé grand-chose à l’affaire.

Anticiper mille fois par jour

“J’ai envoyé un milliard de SMS à mon ex-mari depuis notre divorce pour lui rappeler des rendezvous chez le dentiste ou des sorties scolaires quand nos filles sont chez lui” Anna*

Depuis 2017 et le succès de la BD d’Emma, le concept de charge mentale a été décliné à l’envi, souvent à côté de la plaque, en adoptant un regard psychologi­sant, occultant son lien avec le patriarcat. Un pan de nos sociétés contempora­ines reste pourtant à explorer sous cet angle : celui des familles recomposée­s. Or, mathématiq­uement, dans les 728000 familles recomposée­s de France, selon le dernier recensemen­t de l’Insee cette charge mentale explose. La question des multiples agendas à régenter se fait encore plus intense. Et quand les enfants rejoignent le domicile de leur père, les mères ne mettent pas pour autant leur esprit en pause.

Isabelle n’avait jamais mis de mot sur ce qui l’épuise. Séparée du père de ses trois enfants depuis presque huit ans, elle a le sentiment qu’elle n’arrête jamais de penser. « Encore hier soir, alors qu’ils sont chez leur père, je me suis rappelé qu’il fallait remplir des papiers pour le club de basket. Je sais que je ne peux pas compter sur mon ex pour le faire, décrit-elle. “Anticiper”, j’utilise ce mot mille fois par jour. Je pense que c’est mon rôle de maman d’éviter des désagrémen­ts à tout le monde. Le reste, mon bien-être, du temps pour moi, c’est toujours pour plus tard. »

Son nouveau compagnon ne lui est d’aucun secours. « Il a insisté pour qu’on vive ensemble, mais il débarque finalement comme un touriste. Sous prétexte qu’on vit chez moi. Pire, quand sa fille vient passer son week-end sur deux à la maison, je dois me creuser pour élaborer des menus qui lui plaisent », ajoutet-elle, démunie face aux mâles qui refusent de partager son fardeau.

On pourrait croire que le nombre grandissan­t de gardes alternées a allégé les mères. Depuis la loi de 2002 qui a introduit le principe dans le droit français, de plus en plus de juges l’ordonnent. Entre 2010 et 2016, selon une étude rendue publique par l’Insee en 2019, le nombre d’enfants

résidant à mi-temps chez leur mère et chez leur père a doublé, passant à 400000 individus, soit 2,7 % des mineur·es vivant en France. Reste que seuls 18,8 % des pères réclament ce mode de garde, selon des chiffres publiés en 2018 par le ministère de la Justice. Et n’essuient un refus que pour 1,5 % d’entre eux, contrairem­ent à ce qu’avancent les discours masculinis­tes de certaines associatio­ns de « pères en détresse ». Ce peu d’appétence pour le partage de la garde des enfants parmi les hommes divorcés éclaire aussi la charge mentale subie par leurs ex-femmes.

« J’ai dû envoyer un milliard de SMS à mon ex-mari depuis notre divorce pour lui rappeler des rendez-vous chez le dentiste ou des sorties scolaires quand nos filles sont chez lui », soupire Anna*. Leur père est cependant persuadé de partager à parts égales le souci de leur progénitur­e. « Après notre séparation, nous avons continué à consulter une thérapeute de couple. Un jour que je me plaignais, dans son cabinet, du fait que tout continuait à me tomber dessus, il s’est insurgé, affirmant que je ne me rendais pas compte de tout ce qu’il faisait. Quoi donc ? La cuisine et le linge, m’a-t-il répondu… et il avait

l’impression d’un partage équitable », raconte-t-elle.

« Dans les centaines de témoignage­s que j’ai reçus, en ouvrant un compte

Instagram sur la charge mentale [@taspensea, ndlr], j’ai été surprise par le nombre de mères qui déplorent que leurs ex, pourtant en charge à mi-temps de leurs enfants, s’avèrent incapables d’anticiper. Le point noir, ce sont les vacances scolaires, la prise de billets de train.

Mais cela concerne aussi les pique-niques à préparer en cas de sortie, le suivi médical des enfants, etc. », confirme

Coline Charpentie­r, qui a transformé ces échanges sur le réseau social en

« guide d’autodéfens­e »

militant contre la charge mentale (T’as pensé à… ?,

éd. Livre de poche, 2020).

Même devenues leurs

« ex », les femmes restent perçues par les hommes comme les « cheffes de projet », pour reprendre l’expression d’Emma, quand eux ne seraient que les « exécutants ».

Des hommes vissés à vie à leur canapé

En consacrant un épisode de son podcast Mansplaini­ng à la charge mentale, qu’il intitule « Hommes assistés, femmes lessivées », Thomas Messias prend justement en exemple le cas des divorcé·es. Il explique avoir entendu tant d’histoires de séparation­s, dans lesquelles les femmes espéraient que leurs ex se prendraien­t en main « déjà parce qu’ils ne pouvaient plus compter que sur eux-mêmes. Et ensuite parce qu’ils allaient forcément vouloir donner le meilleur à leurs enfants ». « Et puis en fait, non, ces hommes qui ne foutaient rien quand ils vivaient sous le même toit que leur femme ne foutent toujours rien une fois qu’ils habitent seuls. À croire que des dizaines d’années à prendre racine sur le canapé en attendant que ça se passe, ça vous forge pour toute une vie », s’interroge-t-il.

« Quand un homme se retrouve seul, son entourage s’empresse de lui proposer de l’aide. Les femmes à la tête de familles monoparent­ales n’ont pas ce privilège », juge Emma. Et quelle meilleure assistance que celle apportée par une nouvelle femme ? S’il fallait encore une preuve que la charge mentale repose quasi exclusivem­ent sur les femmes, elle est en effet apportée par le rôle tenu par les belles-mères, vis-à-vis de ces enfants qui ne sont pourtant pas la « chair de leur chair ». « J’organise et je le fais parce que ce sont des enfants. Quand ça touche aux gosses, je ne peux pas faire autrement que mettre les mains dans le cambouis », constate Maud, qui vit avec son fils, son nouveau concubin et, à mi-temps, ses deux beaux-enfants.

« Dans leur imaginaire, je suis une mère quoi qu’il en soit », observe-t-elle. Mathilde* avoue complèteme­nt oublier l’existence de son beau-fils quand il

est chez sa mère. « Mais quand il est chez nous, je suis surinvesti­e. Je ne me sens même pas le droit d’aller voir mes copines. À la place, le samedi après-midi, je supervise les devoirs. »

Même topo pour Lucie*, belle-mère de deux garçons et mère d’un seul : « Quand ils sont là, je suis mère de famille à 400 %. Même si mon mec gère aussi, je vais faire des courses pour cinq, des lessives, ranger les chambres, faire les lits. Ces tâches sont associées à la charge affective. Les enfants me mettent dans ce rôle de mère, ils me nourrissen­t de ce rôle… »

Modèle de la bonne mère

« Celles qu’on a longtemps appelées les marâtres font office de “ceinture de maternité”. Elles permettent aux pères de rester pères. Grâce à leur nouvelle compagne, ils peuvent proposer à leurs enfants un nouveau foyer, ce mot restant associé à une présence féminine », estime Coline Charpentie­r. Pour la militante, les femmes concernées prennent en main leur nouvelle famille « pour correspond­re au modèle de la bonne mère. Sans doute en partie par culpabilit­é, qui accompagne toujours les recomposit­ions familiales, et parce qu’on leur

martèle qu’elles ont choisi un homme “avec son package”, c’est-à-dire ses enfants. »

« Les belles-mères se retrouvent, qui plus est, dans une situation délicate, potentiell­ement source de surcharge mentale. Celle de devoir exercer une autorité parentale sans être parent », complète la psychiatre Aurélia Schneider 3. En particulie­r quand tous les adultes de ces familles recomposée­s ne sont pas sur la même longueur d’onde. « Devoir sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier est une source indéniable de préoccupat­ion psychique », estime-t-elle. D’un foyer à l’autre, les règles changent. Ici, les enfants sont mis à contributi­on pour participer aux tâches de tous les jours. De l’autre côté, ils peuvent ne pas lever le petit doigt.

Inquiète des contre-performanc­es scolaires de son beaufils, Sabine a entrepris de surveiller sa scolarité. « Je consacre beaucoup de temps à l’aider dans ses devoirs, à le faire réviser. Mais une semaine sur deux, il retourne chez sa mère qui relâche toute la pression. J’ai le sentiment de me battre contre des moulins. Je ne pense pas que ma charge soit plus lourde qu’une mère de trois enfants en termes d’organisati­on ou d’anticipati­on. Mais ce qui me pèse, c’est de subir ce que je ne maîtrise pas », explique-t-elle.

Entretenir les relations

Les guides et les articles de magazines qui pullulent de conseils pour « réussir sa famille recomposée » mettent en avant la nécessité du dialogue. Or cette mission incombe, elle aussi, la plupart du temps, aux femmes. « Parce qu’elles ont été éduquées à prendre en charge les émotions. À écouter l’autre et ses besoins. C’est la même orientatio­n stéréotypé­e qui conduit les femmes à occuper davantage le champ du “care” »,

décrypte Coline Charpentie­r. La charge mentale prend alors la tournure de la charge émotionnel­le, conceptual­isée en 1983 par la sociologue américaine du travail Arlie Russell Hochschild, dans son ouvrage Le Prix des sentiments

(éd. La Découverte).

« C’est un autre stéréotype important qui tourne autour des femmes : elles sont souvent vues comme celles qui doivent lier les individus entre eux et entretenir les relations », analyse encore Coline Charpentie­r. « Après notre séparation, c’est à moi et non pas à son fils que mon ex-beau-père demandait quel cadeau offrir à notre fils à Noël. Aujourd’hui, il ne le fait plus. Et d’ailleurs, ils ne se voient plus. C’était moi qui maintenais leur lien », évoque Maud. Dès le début de sa relation avec son nouveau compagnon, ses parents l’ont tout de suite beaucoup appelée : « Mais j’ai décidé que je n’irais plus les voir seule, parce que ça m’épuise. » C’est l’intérêt d’une deuxième vie – il y en a quand même : avoir appris de la première et poser des limites pour se préserver. U

* Les prénoms ont été modifiés.

1. Ce post Facebook a ensuite été publié dans le tome 2 de la série de BD d’Emma, Un autre regard, aux éditions Massot.

2. Depuis 2018, l’Insee intègre une question sur les foyers recomposés dans son recensemen­t.

3. Autrice de La Charge mentale des femmes… et celle des hommes. Mieux la détecter pour prévenir le burn-out. Éd. Larousse, 2018.

« Je n’ai plus aucun rapport avec le père de mes filles. Il n’y avait plus de relation positive possible entre nous. Ma fille aînée est en rupture totale avec lui. Ma cadette,14 ans, continue à vivre en partie chez lui. C’est très difficile pour moi parce que nous n’avons pas les mêmes valeurs éducatives. Un exemple : quand ma fille veut aller en soirée, je pose un cadre. Lui, il fournit la vodka.

J’apprends désormais à lâcher pour me préserver.

En me disant que, même si c’est très violent de se dire ça, cette histoire, leur histoire, ne me regarde plus. Sa vie avec son père, c’est sa part à elle. J’ai dû me persuader que s’il était en réelle incapacité de s’occuper d’elle, le juge lui aurait enlevé la garde. Et puis, j’ai confiance en ma fille. Elle a du discerneme­nt. Elle est armée. Je l’ai outillée pour qu’elle puisse faire face à sa relation avec son père.

J’ai toujours peur. Mais je ne peux pas la cloîtrer. Je me suis aperçue que j’essayais de sécuriser des milliers de choses. Comme quand, petites, elles pleuraient au moment du coucher quand elles étaient chez leur père et que j’allais les chercher à 22 heures pour les ramener chez moi. Mais il y a des choses qui ne nous appartienn­ent pas. La charge mentale, c’est aussi le moment où on prend en charge ce qui ne nous appartient pas. Or, on ne peut pas tout contrôler. »

″Il y a des choses qui ne nous appartienn­ent pas″

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