Courir tue
Depuis des années, pour éviter de ruminer petits et gros soucis, j’ai un excellent antidépresseur : la course à pied. C’est comme ça que j’ai rencontré Ludivine. Au stade. Au début, elle ne pouvait pas discourir et courir en même temps sous peine d’étouffement, mais au fur et à mesure de notre amitié galopante, je lui ai appris à éviter l’asphyxie et les points de côté. Maintenant, elle parle. Elle est biologiste et elle bouillonne de culture. Sur l’environnement, la nature, les microbes, les maladies. Je l’appelle ma lanceuse d’alerte.
L’été dernier, elle a tout de suite repéré le grain de beauté sur mon avantbras. Elle m’a expliqué le mélanome, la couche d’ozone trouée par l’industrialisation à outrance, le soleil devenu dangereux, les crèmes solaires au paraben. Résultat des courses, en pleine canicule, on a trottiné, le visage, les bras et les jambes enduits de crème bio plâtreuse, telles deux danseuses de buto en casquette.
De retour à la maison, j’observais consciencieusement mon grain de beauté s’étaler et me dévorer le bras.
Durant l’automne, elle m’a tout appris sur les usines de produits chimiques qui explosent, leurs nuages qu’aucune frontière ne stoppe. Elle m’a parlé de l’amiante, décrit le cancer de la plèvre. Elle m’a raconté les pesticides, les centrales nucléaires qui fuient de tous les côtés, la pollution électromagnétique, les lobbies pharmaceutiques, des vins, du tabac, qui nous poussent au vice, à la consommation, à l’addiction. Je voyais les cumulus empoisonnés s’amonceler au-dessus de nos têtes.
Quand l’hiver est arrivé, Ludivine a déployé sa science sur les virus. Elle les connaît tous. Les grippes aviaires, porcines, le Sras, Ebola, Covid-19… sans parler de la recrudescence de la tuberculose. Tout l’hiver, on a couru avec un masque en bec de canard. Et malgré ça, je l’entendais quand même me hurler que c’est l’élevage industriel et le productivisme démesuré qui favorisent l’émergence des virus. Et les punaises, t’as entendu parler des punaises ? C’est endémique, même pandémique et ça résiste à tout traitement. Tu sais pourquoi ?
C’est en accélérant pour essayer de ne plus l’entendre que j’ai eu mon premier gros point de côté qui ressemblait drôlement à un infarctus. J’arrivais même plus à parler. J’ai senti que je m’étouffais. Du coup, je suis rentrée à la maison. Pour me reposer, respirer. Et me gratter. J’ai appelé le docteur, il m’a juste trouvée inquiète et fatiguée. Il a dit que c’était mieux que j’arrête la course pendant un moment.
Depuis que je suis privée de footing, Ludivine et son intelligence me manquent, mais dès que je pense à elle, je suffoque, m’autopalpe, regarde la couleur de mon caca, sens l’odeur de mon pipi, ou le contraire, je m’inspecte le blanc de l’oeil et je ressens des douleurs intercostales, surtout à gauche.
Alors pour me déstresser, en avril, je nage. J’enchaîne tranquillement les longueurs, enfermée dans mon bonnet et mes lunettes hermétiques, poisson solitaire dans mon aquarium, très loin de Ludivine, qui n’aime pas les piscines. Peut-être parce que c’est poison ?