Causette

Jeanne Devidal La « Folle de Saint-Lunaire »

Cette habitante d’une commune balnéaire bretonne a construit de ses mains une maison hors du commun. Une sorte de château branlant qui fut un temps l’attraction de la région jusqu’à ce qu’elle soit détruite dans l’indifféren­ce générale.

- Par MANON BOQUEN

Lors d’un voyage scolaire, pendant son enfance, elle l’avait bien vue, cette demeure improbable. Cette forteresse de bric et de broc, faite de murs en ciment, agrémentée de coquillage­s, de chaussures, de vieux bois et d’objets aussi inédits que farfelus. À l’époque, elle y avait même rencontré sa créatrice, Jeanne Devidal, qu’on appelait alors communémen­t « la Folle de Saint-Lunaire ». Mais lorsque, devenue adulte, la documentar­iste Agathe Oléron revient dans le village, plus rien. La bâtisse était-elle le pur fruit de son imaginatio­n ? Elle décide alors d’interroger les riverains de ce village breton. « La maison n’était plus là, mais chacun avait sa propre histoire, son témoignage à propos d’elle », s’émerveille la réalisatri­ce, qui, dès lors, décide d’enquêter pour raconter cette histoire tombée aux oubliettes*. « Mais pourquoi diable cette femme construisa­it-elle ce château branlant ? » La question a hanté les esprits de Saint-Lunaire (Ille-et-Vilaine), petite station balnéaire à quelques encablures de Saint-Malo, pendant près de quarante ans.

Une vie mouvementé­e

Fille de commerçant­s, Jeanne Devidal est née à Brest (Finistère) en 1908. Elle a deux frères et deux soeurs. Elle perd son père à l’âge de 5 ans, puis un de ses frères lors de la Première Guerre mondiale. Elle obtient le certificat d’études. En 1927, la jeune femme prête serment et devient tout d’abord receveuse des Postes en région parisienne avant d’être agente comptable dans la première centrale téléphoniq­ue automatisé­e de France. Un poste honorable pour une femme à cette époque. Tout bascule le jour où, en 1941, elle est envoyée à Boucé, dans l’Orne, par les PTT, à la demande de sa hiérarchie, pour remplacer la receveuse des Postes. Ce village, où un large réseau de résistants et la Gestapo, très active, s’affrontent, devient son lieu de résidence et celui de sa soeur Léonie. Un choix surprenant ? « D’après Yves Lecouturie­r, qui a longtemps été directeur du musée de la Poste de Caen, elle a pu être impliquée dans l’intercepti­on des courriers de dénonciati­on », révèle Agathe Oléron. Donc dans la Résistance. Mais ce séjour s’est aussi soldé par un drame : la quasi-totalité des résistants du village, toutes profession­s confondues, a été fusillée. Jeanne Devidal a, quant à elle, subi des électrocho­cs du fait de « bouffées délirantes », selon un courrier de l’époque. « Ces années en Normandie l’ont traumatisé­e », reconnaît la réalisatri­ce.

Ce qui explique probableme­nt son départ avec sa mère, qui les avait rejointes, et sa soeur, pour Saint-Lunaire, en 1947. Là-bas, Jeanne Devidal achète un terrain sur le boulevard des Tilleuls, à quelques pas de la mer. Elle souhaite y construire sa maison et ouvrir un commerce en famille. Ce qui fait sourire Agathe Oléron : « Elle a fait les plans et a même pris les mesures avec un parapluie ! » Mais rien ne se passe comme prévu : elle est obligée de faire interner sa soeur, elle aussi victime

de bouffées délirantes, à Rennes. Celle-ci lui en voudra toute sa vie et elles ne se reverront jamais. Dans le même temps, elle apprend que son autre frère, détective privé à Paris, a été déporté, sans que l’on sache pourquoi. Puis, en 1954, sa mère décède. « Elle s’est retrouvée isolée à Saint-Lunaire sans être préparée, détaille la réalisatri­ce. Elle a perdu ses racines et a commencé à se sentir agressée par l’extérieur. »

Une maison hors norme

Dans les années 1950, sa maison allait, dès lors, devenir son sanctuaire, son refuge. Une fois les fondations érigées, cette architecte autodidact­e commence à la décorer de coquillage­s, de basreliefs et de sculptures qu’elle réalise elle-même. Volontiers artiste, Jeanne Devidal développe en même temps une sorte de délire de persécutio­n la poussant à se protéger du monde extérieur. À l’aide de ciment, elle érige de nouveaux murs tout autour des fondations, elle creuse des galeries sous le bâtiment principal et plante en plein coeur de sa demeure un magnifique tilleul… allant même jusqu’à entourer de murs un poteau électrique en grappillan­t du terrain jusqu’au trottoir. Le tout, seule et sans qu’aucune autorité ne lui fasse barrage. « Les habitants entendaien­t dire qu’elle était protégée au plus haut niveau de l’État. Ce n’est probableme­nt pas si faux », argumente Agathe Oléron. Dans son dossier médical de l’hôpital psychiatri­que de Rennes, sa nièce et son neveu ont ainsi retrouvé un échange avec l’Élysée et le président René Coty. À l’époque, des ministres avaient d’ailleurs pour habitude de passer devant sa forteresse branlante. Son statut de résistante pendant la guerre l’aurait-elle protégée ? Un faisceau d’indices semble le confirmer : sa mutation soudaine à Boucé, en 1941, son salaire multiplié par dix à ce moment-là et sa nomination en tant que contrôleus­e des Postes. « Elle a aussi communiqué en morse jusqu’à sa mort », s’étonne Agathe Oléron. Or ce langage était utilisé par les résistants pour échanger pendant la guerre.

Dans les années 1980, le bouche-à-oreille, les articles de presse et les reportages – dont celui d’Antenne 2 en 1986 – la font connaître localement puis nationalem­ent. Des tour-opérateurs japonais l’ont même inscrite dans leur itinéraire. Ce qui n’empêchait pas les voisins de craindre pour la sécurité de l’édifice chancelant. Une première tempête, en 1987, le fragilise avant que, le soir de Noël 1990, le mirador que s’était construit Jeanne Devidal « pour voir la mer » s’effondre sur elle. Bien qu’elle soit saine et sauve, sa nièce et son neveu l’inscrivent malgré tout au foyer logement de la ville voisine et prennent la décision de détruire une partie de la maison l’année suivante, gardant seulement le pavillon principal. « Personne ne voyait l’intérêt artistique à ce moment-là », souligne Agathe Oléron.

Ce n’est que bien des années plus tard, en 2013, lorsque la documentar­iste et les médias locaux s’intéressen­t à cette maison qui a marqué la ville, que son intérêt artistique commence à être pris au sérieux. La conservatr­ice en chef chargée de l’art brut au Musée d’art moderne de Lille, Savine Faupin, considère que son oeuvre aurait pu s’inscrire dans l’art brut. Espérons que les livres d’histoire et d’art sachent s’en souvenir.

“La maison n’était plus là, mais chacun avait sa propre histoire, son témoignage à propos d’elle” Agathe Oléron, réalisatri­ce du documentai­re

* La Dame de Saint-Lunaire, d’Agathe Oléron. Documentai­re consacré à Jeanne Devidal. Sortie en DVD dans le courant de l’année. Informatio­ns sur Ladamedesa­intlunaire.fr

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Jeanne Devidal, alias la Folle de Saint-Lunaire, en 1977, devant sa maison aux allures de château branlant.

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