MÈRES SANS ABRI
C’EST L’HÔPITAL QUI FAIT LA CHARITÉ Les maternités franciliennes accueillent de plus en plus de femmes et d’enfants à la rue. Une mise à l’abri que les soignant·es et assos gèrent avec les moyens du bord et qui a alimenté encore un peu plus les multiples
Des buissons ornent l’allée qui mène à la maternité Delafontaine, à Saint-Denis. Puis, lorsque l’on passe les portes, après 20 heures, la suite du chemin – un couloir du genre aéroportuaire – est bordée d’une espèce de fleur qui résiste mal à l’extérieur : les femmes sans abri et leurs petits. En cette nuit de février, elles sont une vingtaine, avec douze enfants, éparpillées le long des murs. Parmi elles, Dorine, 25 ans, et Hanina, sa crevette en grenouillère violette. À 7 mois, c’est la cadette du hall.
Depuis Noël 2019, le hall de la maternité leur fait office de chambre. Il y a aussi Jackie et Logan. Une autre maman et son fils d’un an et demi. Les deux femmes, devenues copines, viennent du Cameroun. Alors chaque nuit, elles se serrent les coudes. Pour surveiller leurs affaires ou partager le repas (ce soir-là, un kebab-frites offert par un patient). Et, plus littéralement, lorsqu’elles dorment serrées, avec leurs bébés, sur les bancs de salles d’attente qu’elles installent face à face, pour faire comme un grand lit. Sous l’escalier de la cafète, plus loin, c’est « le coin des Algériennes ». Elles dorment sur des couvertures à même le sol, avec les enfants. Le plus âgé a 9 ans.
Cet établissement hospitalier de la Seine-Saint-Denis est connu pour être un « refuge » pour femmes et enfants à la rue. De même que Lariboisière, dans le Xe arrondissement de Paris. Mais le constat est en réalité le même dans toutes les maternités parisiennes. Dans l’entrée de celle de PortRoyal (XIVe arrondissement), « sur les chaises métalliques » du hall, comme elle le souligne, séjourne Évelyne. Son gros gilet et son bonnet rayé donnent à cette quinqua aux cheveux courts un air d’alpiniste. Elle dit dormir ici depuis six mois. « Entre SDF, on sait que les hôpitaux sont des lieux chauffés et ouverts 24 heures/24. » Depuis un an, une nouvelle règle informelle est apparue parmi eux : « Les urgences, c’est pour les hommes ; les maternités, c’est pour les femmes », expliquet-elle. Flora, 57 ans, l’a appris par hasard. Lorsqu’elle se retrouve dans les rues parisiennes, il y a cinq mois, elle se met à marcher. « Au bout de quelques jours, je ne sentais plus mes jambes. Alors, je suis allée à l’hôpital. » C’est en cherchant dans les couloirs qu’elle voit « les autres dames ». Depuis, elle est des leurs. Elle qui a été violée pendant ses nuits dehors y trouve un espace sûr, sans prédateurs.
En ce moment, “il y a jusqu’à plus de cent femmes et enfants mis à l’abri dans les maternités” Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP)
“Patientes 115”
Mais le phénomène des femmes sans abri en maternités revêt également un autre visage. Celui des « patientes 115 », comme on les appelle dans le jargon hospitalier, en référence au numéro du Samu social, de qui dépend leur espoir de trouver un toit. Celles-ci ont accouché sur place. En théorie, quand tout va bien, elles devraient quitter les lieux après deux ou trois jours de post-partum. Mais, faute d’hébergement, les maternités les laissent rester, autant que possible, dans des chambres du service.
En ce moment, « il y a jusqu’à plus de cent femmes et enfants mis à l’abri dans les maternités », a indiqué l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à Causette. Et l’an dernier, « jusqu’à quatre cents familles » ont été accueillies dans les halls, précise un haut fonctionnaire proche de l’institution, sous
couvert d’anonymat. La quarantaine de sources hospitalières que nous avons interrogées – assistant·es social·es, infirmiers et infirmières, médecins, secrétaires… – l’ont confirmé : tous les établissements de Paris intra-muros, sans exception, et quelques maternités de banlieue sont confrontés à cette situation.
Les témoignages sont unanimes : si le phénomène est apparu ces deux dernières années, la fin d’année 2019 en a marqué l’apogée. « Des conditions complètement dingues », des mots d’Élie Azria, gynécologue à l’AP-HP et coordinateur de la seule formation entièrement consacrée à la précarité des femmes dans le périnatal. En régions aussi, les maternités hébergent de plus en plus de patientes sans logement. Et ce, de plus en plus longtemps. Plusieurs soignant·es des mater du CHU de Nantes, de Lyon Sud et de Marseille Nord notamment nous ont confirmé connaître une recrudescence de dossiers « 115 ». Pas encore de familles dans les couloirs.
Mais ça ne saurait tarder, pressent Élie Azria. Le début 2020 a certes marqué un léger redoux grâce, en grande partie, à la trêve hivernale. Mais la fin de celle-ci, la fermeture au 30 mars de La Rochefoucauld (dans le XIVe arrondissement) – un centre d’hébergement d’urgences de 170 places – et la réouverture des routes migratoires à travers la Méditerranée annoncent une situation catastrophique dès la fin du printemps. « On s’attend au pire », lâche Pauline Geindreau, l’une des responsables du Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) de Seine-SaintDenis, l’organisme chargé d’attribuer les places d’hébergement d’urgence du 115.
Le règlement de l’AP-HP est clair : « Si des lits sont disponibles » et « dans le cadre de la protection de la femme et de l’enfant », les maternités se doivent d’accueillir les femmes « dans le mois qui précède la date présumée de l’accouchement » et « dans le
“À 1 200 euros la journée en maternité, c’est en plus une aberration financière. Une chambre d’hôtel coûterait bien moins cher au Samu social et donc à la société” Une assistante sociale en maternité
mois qui suit l’accouchement ». À cela s’ajoute, en période hivernale, la « prise en charge des personnes sans abri en difficulté » repérées par l’hôpital. Mais pas de modus operandi défini dans ces deux cas. Alors, les maternités sont souvent condamnées au freestyle. Elles gardent les « patientes 115 » aussi longtemps que possible. À Robert-Debré, dans le XIXe arrondissement de Paris, une soignant·e estime qu’« une vingtaine de femmes ont été mises à l’abri au-delà des trente jours prévus par le règlement » sur l’année 2019. Mais cela en fait des bed blockers (« bloqueuses de lit »), selon le jargon de certains établissements. Parfois, lorsque les locaux sont pleins, leur présence imprévue oblige les maternités à rediriger des femmes qu’elles ont suivies vers des structures plus éloignées. Et puis «à 1200 euros la journée en maternité, calcule une assistante sociale en maternité sous couvert d’anonymat, c’est en plus une aberration financière. Une chambre d’hôtel coûterait bien moins cher au Samu social et donc à la société ».
203 nuitées en janvier pour le social
À Delafontaine, sur le seul mois de janvier 2020 (plus calme que 2019, rappelons-le), « 203 nuitées » ont ainsi été attribuées à des femmes pour motif social, sans justification médicale. Ce sont en moyenne, chaque nuit, « sept lits sur les cinquante-cinq places pour accouchements normaux », avance une membre de l’équipe. L’AP-HP évoque quant à elle « jusqu’à une trentaine » de cas actuellement, à son échelle.
Et le problème prend une tout autre ampleur lorsqu’il n’y a plus de lit disponible nulle part. Rien ne précise alors à quoi sont tenues les maternités. « Intervient alors tout un débat sur la notion de “prise en charge” décrite dans le règlement de l’AP-HP », résume un infirmier de Lariboisière. « S’agit-il d’offrir un lit ou simplement un toit ? » Si l’on s’en tient à la deuxième interprétation, cela signifie que l’on s’autorise à héberger les « patientes 115 » n’importe où dans les locaux, tant que celles-ci ne sont pas dehors.
Alors, dans les jours les plus durs, les maternités sont obligées d’opérer des « sorties sèches » ou « délestages ». Autrement dit, une expulsion des chambres avant la fin des trente jours théoriques de mise à l’abri. Et si le Samu social ne répond pas, en dernier recours, certains établissements ouvrent leurs couloirs et salles d’attente pour les femmes, la nuit. Y « descendent » les jeunes mamans et leurs nourrissons. C’est ce qu’il s’est passé, cet hiver, à Lariboisière, raconte Tony, un ancien infirmier en arrêt maladie pour burn-out. Au fond du couloir des urgences maternité, dans une pièce qui ne fait pas plus de 15 mètres carrés. « Elles étaient jusqu’à douze ici, avec leur couffin », confirme un soignant croisé sur place. Depuis la médiatisation de l’affaire, poursuit Tony, la maternité a trouvé une autre option : « mettre deux à trois femmes dans des chambres individuelles ».À Tenon (XXe arrondissement de Paris), aussi, une salle d’attente a été mise à disposition. Cinq petits canapés dans 20 mètres carrés, que nous avons pu visiter avec deux membres de l’équipe. Jusqu’à dix mamans et leurs petits y ont séjourné, nous ont-ils assuré.
Souvent, les femmes sans abri n’ayant aucun rapport avec la maternité y sont également admises avec leurs enfants. Si papa il y a, il peut aussi rester. À Necker (XVe arrondissement), il existe une « loge chauffée », témoigne une membre du personnel. « On s’organise de manière informelle entre nous. Au mois d’octobre, se rappelle-t-elle, on a gardé une famille avec cinq enfants cinquante-quatre jours. » À RobertDebré, « la direction tolère qu’on aménage des banquettes » pour « vingt à vingt-cinq femmes par nuit cet hiver », relatent deux ex-infirmières. À la Pitié-Salpêtrière (XIIIe arrondissement), Stella*, membre de l’équipe soignante, raconte que le personnel apportait « des transats » pour les femmes.
“La direction tolère qu’on aménage des banquettes” pour “vingt à vingtcinq femmes par nuit cet hiver” Deux ex-infirmières à Robert-Debré, à Paris
L’AP-HP ne nous a pas autorisées à mener d’interview à ce sujet.
Ce maigre filet de sécurité a ses petites règles. Côté hygiène, les femmes et leurs enfants se partagent les sanitaires pour visiteurs. Un pour l’étage, généralement. Côté sécurité, on s’en remet aux gardiens. Ils sortent les hommes seuls et « sont plus ou moins tolérants envers nous », témoigne Célestine, l’une des « habitantes » de Port-Royal. Elle a 45 ans et vient du Togo. Mais parler du passé ne la ravit pas. Elle ne préfère pas dire quel métier elle exerçait là-bas. La journée, sa voisine de hall, Flora, explique « se laver dans les toilettes de mairie ». Dorine et Jackie, les copines camerounaises, comptent sur l’Amicale du nid et d’autres assos où existe un accueil de jour. La nuit, il faut être de retour après la fermeture des visites à la maternité (20 heures ou 22 heures en général). Et le matin, partir avant 6 heures et l’arrivée des agents de propreté et des visites. Puis rebelote.
9 450 appels par jour au Samu social de Paris
Le quotidien des femmes sans abri en maternités est aussi fait d’un rituel qui symbolise à lui seul l’origine de la crise. La petite musique d’attente du 115, qu’elles doivent appeler chaque matin. Généralement « une à trois heures d’attente », s’accordent, de manière séparée, les assistantes sociales de trois établissements. Reflet de la crise du Samu social et du manque d’hébergements d’urgence. « Les victimes de violence conjugale et les femmes en situation de périnatalité sont notre public prioritaire. Mais il faut réaliser que la saturation est telle que tous les autres publics sont de ce fait quasiment exclus du dispositif », précise Pauline Geindreau, à la tête du service d’attribution des places en Seine-Saint-Denis. Pour se donner une idée, la veille de notre interview, Soreya Oulmas, responsable du 115 au Samu social de Paris, enregistrait « 9450 appels » rien que pour la capitale. « Nous en avons décroché 2 204, ce qui est un bon score. » Derrière le combiné, précise-t-elle, « entre deux et dix écoutants » seulement. En Seine-Saint-Denis, au SIAO 93 – l’organisme qui répond lorsque l’on compose le 115 –, ce sont « entre trois et six personnes ». Résultat, sur l’année 2019, en moyenne, seules cent six femmes sans abri parvenaient à joindre le standard parisien chaque jour pour faire une demande. Et cinquante-sept requêtes restaient non pourvues.
Remonter le fil du problème, c’est, sans surprise, en venir à la crise des réfugié·es. Clélia Gasquet-Blanchard est sociologue.
Depuis peu, elle a repris la tête de l’association
Solipam, chargée d’aider les femmes sans abri enceintes à faire suivre leur grossesse. « On est passés de
488 demandes de suivi par an en 2011 à
1373 en 2018. Ce sont principalement des femmes d’origine d’Afrique subsaharienne. » Pour toutes les aider, l’équipe ne compte que cinq personnes. En 2019, un centre de protection maternelle et infantile pour femmes sans abri a été ouvert par la Ville de Paris, à l’Hôtel-Dieu. D’après plusieurs sources sous couvert d’anonymat, dès les premiers mois d’ouverture, « plus de quatre cents femmes enceintes » s’y sont rendues, « la plupart victimes de violences, notamment sexuelles, sur un parcours migratoire ». La Ville de Paris, que nous avons contactée pour connaître des chiffres plus précis, n’est jamais revenue vers nous.
“On ne voit pas de psychologue, on n’est pas pris en charge pour gérer ça. Ça explique à mon sens le turn-over du personnel” Chloé*, soignante à Delafontaine, à Saint-Denis
Drames hospitaliers
Face à ce nouveau public, en bout de course, les équipes des maternités carburent. Et ce, souvent en prenant sur leur temps libre, en plus de leurs missions officielles. Du côté de Marseille (Bouchesdu-Rhône), une sage-femme observe : « On s’est toutes mises à l’anglais pour pouvoir communiquer avec nos patientes du Nigeria. » Un groupe de sages-femmes de Port-Royal nous explique s’organiser en conversations WhatsApp pour apporter couffins ou denrées, en fonction des besoins des femmes sans abri. Pour les « patientes 115 », « on a mis en place un petit vestiaire au cinquième étage avec des vêtements de nourrissons », explique l’une d’entre elles. Uniquement des dons. Et lorsqu’on lui a demandé d’organiser une sortie sèche pour une maman et son bébé de deux semaines, peu avant notre interview, elle a sorti le branle-bas de combat. « J’ai appelé l’asso où je suis bénévole, envoyé des tonnes de SMS pour récupérer une poussette, j’ai prévenu les collègues… Quand on
passe quinze jours à prendre soin d’une patiente, on s’attache. » Alors, les voir partir sans savoir ce qu’elles vont devenir…
À cela s’ajoute un sentiment d’impuissance, lorsque l’on croise les femmes du hall en allant au travail. « Tous les matins, à 6 h 30, confie Chloé*, soignante à Delafontaine, j’ai envie de pleurer. » À Tenon, Josée* s’insurge qu’on lui ait demandé de « ne pas donner de couches » aux mamans qui vivaient en salle d’attente, faute de matériel hospitalier. « Évidemment », elle désobéit. « On se rassure comme on peut, tempère Alain*, à Delafontaine, en se disant qu’elles ont au moins de l’eau chaude, mais c’est traumatisant. » Chloé reprend : « On ne voit pas de psychologue, on n’est pas pris en charge pour gérer ça. Ça explique à mon sens le turn-over du personnel. Mes collègues restent généralement deux à trois ans, pas plus... » De quoi alimenter encore un peu plus la crise de l’hôpital, dont le personnel hurle au manque de moyens depuis des mois.
Pour mettre fin au cercle vicieux, Élie Azria, gynécologue à l’AP-HP, voit des portes de sortie. « Les suivis de groupe pour les femmes enceintes sans abri, notamment. » À savoir, des points collectifs pendant la grossesse. L’idée : créer du lien social pour les inciter à venir, ce qui facilite le suivi médical, minimise les risques et permet de mettre les femmes en lien avec des assistantes sociales avant l’accouchement, histoire d’anticiper la solution en post-partum. « C’est un projet que l’on pourrait mettre en oeuvre dans les maternités. Il est en phase d’autorisation en ce moment.
Ça paraît peu, mais en France, c’est une révolution culturelle », poursuit Élie Azria. À cela s’ajoute, bien sûr, la nécessité d’ouvrir davantage de centres d’hébergement. Des décisions politiques, à l’échelle municipale ou départementale. Parfois, cela peut se faire en partenariat avec les maternités. Comme à Trousseau (XIIe arrondissement de Paris) où, depuis novembre 2019, l’association Coallia a pu reprendre une aile inoccupée de l’hôpital et proposer une soixantaine de places pour femmes, enfants et familles. Une solution pour « trois à quatre jours » en théorie, note l’association, mais où, en pratique, les femmes sont « maintenues » des mois. Et puis, malgré la fermeture constante de places d’hébergement, d’autres structures ouvrent aussi. « Parfois, précise l’association Aurore, du jour au lendemain, on a 250 nouvelles places à attribuer. » Des places disponibles quelques mois, lorsque des entreprises prêtent leurs locaux entre deux rachats ou une période de travaux. Avant que les maters, ultime filet de sécurité, ne reprennent le relais. « C’est là que la vie naît », s’émeut Flora depuis le hall.
* Les prénoms ont été modifiés.