Causette

Défaite du travail

- Par CATHY YERLE

En ce pont du 1er mai, nous partons en amoureux lutter contre le burn-out, oublier les brainstorm­ings, les débriefing­s, le télétravai­l, les enfants, le ménage et la cuisine, dans un charmant gîte creusois. Il paraît que ça va me faire du bien, que j’en fais toujours trop, que je dois lever le pied.

À l’arrivée aux portes du paradis, quelle surprise d’être accueilli par une figure connue ! Jean Michel. Le DRH qui a fait, il y a quelques années, le renouveau de l’open space en y promenant ses anglicisme­s et son sourire carnassier. Il ne me reconnaît pas et nous accueille souriant, barbe folle et bottes en caoutchouc, un cageot de petits pois dans les bras.

Chéri tape la discute, théorise air pur, pomme de terre et pomme de l’air en faisant le tour du proprio derrière Jean-Michel, qui dégouline de zénitude. C’est en retrouvant ses lunettes de vue pour nous enregistre­r qu’il me reconnaît.

« Quel hasard ! Gloria Gaynor ! Comment tu vas ? Installezv­ous tranquille­ment dans votre chambre, après, je vous invite à un thé sous le pommier. Ici, on prend le temps ! »

Une fois dans la piaule, j’explique à mon compagnon que notre hôte, c’est le Jean-Michel du win-win et du team building. Celui qui nous avait emmené·es en séminaire au Maroc pour « recréer du collectif ». Il avait organisé une course au trésor dans la palmeraie, sous 45 °C. J’avais un peu perdu mon sang-froid et mon bob, mais ma team avait gagné. C’est depuis ce temps-là que les collaborat­eurs m’appellent Gloria Gaynor, parce que, après deux-trois coupettes de champagne, j’avais massacré I Will Survive pendant le karaoké, juste avant que Madeline, du service compta, me pousse dans la piscine où j’avais loupé de peu l’hydrocutio­n. J’étais rentrée avec une insolation et des amibes. Heureuseme­nt, Jean-Mi m’avait permis de faire du télétravai­l depuis mon lit.

Et puis, un jour, dans son bureau vitré, on l’avait retrouvé en train de baver sur son clavier d’ordinateur. On ne l’avait plus jamais revu.

Dans le jardin, il nous explique son virage à 180 degrés, le travail qui déshumanis­e, la course au rendement, la soif de reconnaiss­ance, puis son divorce et, enfin, le déclic. Cardiaque. Nous écoutons, compatisso­ns, le félicitons chaudement pour sa nouvelle vie et le laissons patauger dans son potager pour partir, main dans la main, faire un tour en forêt où nous faisons des plans sur la comète, nous nous projetons, chaussé·es d’immenses bottes en caoutchouc, cultivant notre jardin, binant, bêchant, cueillant nos fruits, remuant les confitures. Je m’imagine arrachant les mauvaises herbes, déterrant les patates, chassant le doryphore, je cours après des chèvres, je reçois des clients en burn-out, je prépare les petits déjeuners, change les draps des lits, nettoie les chambres, les toilettes… Et le soir, après avoir été chercher du bois pour le feu, j’équeute les haricots et plume des cadavres de poulet avec mes gros doigts rouges et rugueux...

C’est à ce moment-là que je me suis réveillée en braillant I Will Survive, trempée de sueur, confinée en solitaire depuis deux mois dans mon petit appartemen­t.

Comment ça, c’est fini ?

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