Culture connectée, confiné·es sauvé·es
Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Quentin Gilliotte analyse notre consommation de biens culturels numériques depuis que Netflix et Deezer sont accessibles en continu sur nos ordis et nos smartphones. Et combi
Causette : Le développement des supports numériques a-t-il fait disparaître les biens culturels physiques (CD, DVD, livres…) ?
Quentin Gilliotte : Certains supports ont certes disparu et d’autres risquent de disparaître… Mais les biens physiques persistent, car le numérique, en rendant tout accessible tout le temps, impacte le sentiment de rareté des expériences de consommations culturelles. Les individus cherchent alors à recréer un sentiment d’authenticité en ayant recours à des biens physiques. Des personnes qui sont très investies dans le numérique avec les plateformes de streaming – comme Deezer et Spotify – utilisent, par exemple, des vinyles, qui ont fait un come-back assez phénoménal. Sortir le disque de sa pochette, le poser sur la platine, l’écouter en intégralité et non pas zapper de piste en piste entre différents artistes ou différents albums… Tout cela crée un moment particulier et redonne une forme de consistance à l’expérience de consommation. Je pense même que plus on avance vers le numérique, plus la rareté du matériel sera significative.
Y a-t-il des différences de consommation selon les biens culturels ?
Q. G. : Un secteur qui résiste particulièrement à la numérisation est celui du livre, parce qu’il y a un attachement matériel très fort. Le fait de se repérer facilement dans les pages et dans les chapitres, de les posséder, de les avoir sous la main, mais également leur odeur, le fait qu’ils vieillissent et que les pages jaunissent… Cela a une importance sentimentale. Les biens numériques, au contraire, ne portent pas les traces de l’histoire et ne se singularisent pas avec le temps.
Qu’avez-vous observé quant aux différentes pratiques selon le profil des individus et leur lieu de vie ?
Q. G. : Plus on a un haut niveau de diplôme, plus on a de chances statistiquement d’être très investi dans la consommation de livres, de films, de séries… L’âge joue, quant à lui, beaucoup sur la variante numérique ou physique. Mais la question du lieu d’habitation, avec la notion de « fracture numérique » et l’inégal équipement des foyers, est beaucoup moins présente aujourd’hui. Le coeur des inégalités d’accès au numérique se joue plutôt sur les compétences particulières pour manipuler les outils.
Face au choix, très abondant, comment les personnes procèdentelles pour faire leur recherche ?
Q. G. : Elles créent des itinéraires de découverte, des façons de sauter de bien en bien. J’en décris deux. Le premier est la « fouille par porosité » : il s’agit de suivre un itinéraire entre les oeuvres. Quand vous naviguez dans la filmographie d’Audrey Hepburn, par exemple, vous suivez un chemin logique qui vous mène
“Les individus sont experts dans les façons de manipuler leurs émotions, leur attention, selon les contextes : l’évasion, l’accompagnement et la rentabilité”
de film en film. Cela vous permet de planifier vos consommations et de faire des recherches en suivant une route précise. L’autre registre est la « prise opportuniste » : les individus créent un cadre qui va limiter le risque de se tromper tout en favorisant une découverte par un hasard heureux, qu’on appelle la « sérendipité ». Beaucoup d’individus vont découvrir de cette façon des contenus qui sont proposés par des algorithmes et des recommandations.
Pensez-vous que la façon de consommer des biens numériques change en période de confinement ?
Q. G. : Le confinement va rimer avec plus de temps libre pour certaines personnes, ce qui va forcément changer les habitudes et les pratiques, car les consommations culturelles sont liées à la structuration du temps quotidien. En télétravail, par exemple, on aura plus facilement le réflexe d’allumer la télévision entre midi et deux, d’aller regarder des vidéos sur YouTube… Tous ceux qui ont l’habitude d’écouter de la musique sur le chemin du travail n’auront plus cette opportunité. L’ennui peut aussi être source de motivation pour découvrir de nouvelles choses, donc on peut faire l’hypothèse que le confinement sera l’occasion pour certaines personnes de sortir de leurs habitudes et de trouver de nouvelles façons d’explorer.
Vous expliquez que les individus mobilisent des contenus pour se plonger dans certains états émotionnels adaptés à une situation. En cette période précise, ces biens culturels numériques peuvent-ils alors nous aider ?
Q. G. : Les biens culturels aident en effet à traverser le quotidien et à supporter les périodes pénibles, comme celle du confinement. À partir du travail d’Eva Illouz [spécialisée dans la sociologie des émotions, ndlr], je montre comment les individus sont en fait experts dans les façons de manipuler leurs propres émotions et leur niveau d’attention, selon les moments et selon les contextes, grâce aux biens culturels. Dans ma thèse, je propose trois régimes : l’évasion, l’accompagnement et la rentabilité.
Face au besoin de s’évader et de se détendre dans ce contexte assez anxiogène, les biens culturels créent des sas de décompression et permettent de penser à autre chose. Ils sont aussi utilisés pour accompagner certaines activités et les faire avec entrain : écouter une playlist énergisante pour faire du sport, mettre les chaînes de clips à la télé pour faire le ménage, la radio pendant la préparation d’un repas…
La consommation culturelle permet aussi de structurer le temps quotidien. Les individus créent des rituels de consommation pour diminuer l’incertitude et le temps et l’énergie investis dans le choix. Alors qu’on est en perte de repères temporels en période de confinement, les biens culturels peuvent permettre de retrouver une segmentation du temps.
On parle souvent d’une forme d’aliénation du consommateur par les industries culturelles. Je montre au contraire que les individus sont maîtres de ces effets produits sur eux et qu’ils s’en servent pour supporter le quotidien.