Causette

Un monde sans villes est-il possible ?

- Par ALIZÉE VINCENT

Premier réflexe des urbains avec l’arrivée du coronaviru­s : fuir la ville. Au vert, tout semble plus viable face à l’effondreme­nt. Alors, pourquoi ne pas désurbanis­er et imaginer un monde sans mégalopole­s ? Nombre de penseurs et penseuses en ont fait des contre-modèles de société, renouvelés par les urbanistes d’aujourd’hui.

C’est une image d’Épinal. Ces files de voitures peuplées de citadin·es fuyant les grandes métropoles à l’aube d’une catastroph­e naturelle… Mais depuis la crise du Covid-19, c’est devenu une triste réalité. Au début du confinemen­t, le Grand Paris a perdu plus de 17 % de ses habitant·es (1,2 million de personnes), selon une analyse statistiqu­e d’Orange, tandis que l’Île-de-Ré a vu sa population gonfler de 30 %. Il y a là matière à réfléchir. Que signifie ce réflexe quasi reptilien de fuite des centres urbains (quitte à répandre le virus) ? N’est-ce pas la preuve qu’il faut abandonner le modèle des grandes villes, à l’heure de la crise écologique ? C’est le rêve de nombre de penseurs et penseuses contempora­in·es.

La vie en fruitière de Comté

Cela commence avec les libertaire­s du XIXe siècle. Alors que l’on s’enthousias­me de la naissance du monde industriel et de son urbanisati­on florissant­e, certain·es devinent déjà que ça sent le roussi. Le géographe Élisée Reclus le premier. Lui qui fut végétarien (« légumiste », disait-on), polyamoure­ux et écolo avant l’heure, dénonce, dès 1858, la « brutalité avec laquelle l’homme prend possession de la terre ».

En négligeant la nature, pressent-il, elles risquent de mettre la Terre en péril et de faire oublier à nos « sociétés imprudente­s » que nous en sommes dépendant·es. Pour lui, l’homme libre est celui qui obéit aux lois de la nature, en « imitant » son « oeuvre », loin de l’artificiel. Il est suivi par les anarchiste­s, comme Proudhon. « L’idéal pour lui,

explique la philosophe Juliette Grange, autrice de Pour une philosophi­e de l’écologie (éd. Agora, 2012), c’était la petite communauté jurassienn­e. Les fruitières de Comté, les assos d’artisans… ce genre d’organisati­ons autonomes hors des villes. »

L’argument est social. « Les utopistes de l’époque imaginaien­t déjà un risque d’effondreme­nt, précise la géographe Mathilde Girault, mais à cause du surpeuplem­ent. Leurs différents modèles prévoyaien­t un optimum de cinq cents à trois mille personnes environ par pôle habité. »

Ces idéaux prennent des formes plus concrètes au XXe siècle grâce aux urbanistes… désurbanis­tes. Le Britanniqu­e Ebenezer Howard concevait des « cités-jardins » de 30000 habitant·es au maximum (l’équivalent d’une ville moyenne type Menton), réparties équitablem­ent et reliées par des chemins de fer. L’idée étant que chaque cité assure sa production, se recentre sur la campagne environnan­te et pollue moins.

Apparaît en parallèle un autre courant anti-ville : l’habitat dispersé. Zéro immeuble, zéro centre urbain. Il s’agissait d’une sorte d’étalement de bâtiments plats – hôpitaux, bibliothèq­ues, lieux de travail compris – noyés dans la nature, histoire de s’y reconnecte­r, y être plus sensible au quotidien et mieux la protéger. C’est le coeur de l’utopie de Broadacre City (« ville dispersée »), pensée par l’architecte américain Frank Lloyd Wright dans les années 1930. Côté obscur du Schmilblic­k : tout reposerait sur la voiture, que l’on voyait alors comme un signe de progrès sans percevoir les inconvénie­nts… Indéfendab­le, de nos jours.

“Le projet est de faire de la nature la maîtresse de l’aménagemen­t, nous adapter aux rivières, aux forêts, etc., sans interférer avec leur logique. On appelle ça l’école territoria­liste”

Delphine Négrier, urbaniste

C’est là qu’arrivent les hippies des années 1960 et le projet de « biorégion ».

Il nous vient d’intellectu­el·les de San Francisco, Judy Goldhaft et Peter Berg, et rencontre de nos jours encore du succès parmi les penseurs et penseuses du territoire. « Le projet est de faire de la nature la maîtresse de l’aménagemen­t,

explique l’urbaniste Delphine Négrier, nous adapter aux rivières, aux forêts,etc., sans interférer avec leur logique. On appelle ça l’école territoria­liste. »

La « frugalité heureuse »

Elle se décline aujourd’hui en différents courants. Version hard – ce que prône la géographe Mathilde Girault –, il s’agirait de créer des microsocié­tés autogestio­nnaires spécialisé­es en fonction du climat environnan­t. Un peu comme l’idéal de Proudhon, réactualis­é. Version soft – dont se revendique plutôt notre urbaniste Delphine Négrier –, cela donnerait « des villes secondaire­s très dynamiques, fondées sur des petits commerces de centre-ville en circuit court, sans projets de constructi­on en périphérie ».

Ce tableau est le modèle en vogue chez les intellectu­el·les écologiste­s d’aujourd’hui. Il prône une notion phare, que l’on cite partout dans le milieu : la frugalité. En témoigne le succès, depuis 2018, du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative. Le mouvement, initié par un trio d’urbanistes français, n’entend pas supprimer les grandes villes. Ni retourner à une campagne « rêvée comme un jardin d’Éden », commente la philosophe Juliette Grange. Il propose de gommer le « gigantisme et l’agressivit­é technique » des centres urbains, les verdir, tout en relocalisa­nt l’activité dans les campagnes proches, histoire d’avoir le moins de flux possible. Jeter l’opposition ville/campagne à la poubelle, en somme, et tout reconnecte­r à la nature proche. « Quand on sait que l’autonomie alimentair­e de Paris est de trois jours seulement », rappelle Mathilde Girault, on voit tout de suite l’intérêt.

L’idée peut paraître simple. Ce serait en fait un « renverseme­nt philosophi­que,

estime la géographe. Redessiner nos envies en fonction de ce qui EST possible à côté de nous, sans avoir besoin de l’effervesce­nce des grandes villes ». Un bouleverse­ment, confirme Juliette Grange, car « la société occidental­e est la seule à se voir comme “maître et possesseur” de la nature. Partout ailleurs, expliquet-elle, comme le montre l’anthropolo­gie, on prend en compte ses limites dans la vie quotidienn­e et la façon d’habiter ».

Campagne ou ville, ponctue la philosophe, « il s’agit aujourd’hui de prendre soin du monde, depuis là où l’on vit. »

Tout simplement.

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