Addict à la prev’
Je suis comme les footeux, ma saison est terminée. Même notre finale de Ligue des champions à nous, le point d’orgue de notre saison, Solidays, est annulée. Pour garder la forme dans l’adversité, j’ai décidé de continuer à faire de la prévention, en huis clos, auprès du seul public à ma disposition, ma famille. Confinement oblige, ma zone d’action est passée de 12000 km2 (superficie de l’Île-de-France) à 70 m2. Exit le regard anxieux sur Sytadin au petit matin pour connaître l’état du trafic avant de rejoindre Trappes ou Melun !
Je fais des économies d’essence, mais sur ma note de frais, dois-je indiquer l’énergie dépensée pour aller du lit à l’ordinateur, soit à 4,50 m sur Mappy ? Le plus difficile à vivre, c’est l’effondrement significatif de mon public. Il faut être lucide, je n’ai pas le talent de M pour jouer du ukulélé dans ma cuisine. Du coup, là où je pouvais rencontrer jusqu’à une centaine de jeunes par jour, je n’en ai plus que trois sous la main. Les miens.
Soyons sincère, mes histoires de Dr Kpote, ils en ont soupé, mes gosses. Au début, je me suis dit que j’allais leur foutre la paix, mais c’est plus fort que moi, faut que je cause stéréotypes, clito et masculinité toxique… Mon territoire d’intervention s’étant rétréci, j’ai basculé dans la lutte de salon. « Et si ce virus qui tue majoritairement les hommes dans la force de l’âge avec un bon embonpoint sonnait le glas d’une époque et invitait les femmes plus résistantes à prendre le relais ? » ai-je déclaré. Mes fils m’ont détaillé des pieds à l’estomac et m’ont lâché que je devrais moins la ramener avec mon profil de condamné. Je me suis vengé en les traitant d’esclaves du capital, asservis à la PS4, tout en tweetant sur mon iPhone. Tous les soirs, à 20 heures, j’ai radoté qu’« au lieu d’applaudir, on ferait mieux de descendre dans la rue et qu’on n’était pas assez nombreux aux manifs et gnagnagna… » Au lieu de faire de l’éducatif, je donnais dans le militantisme contre-productif.
À n’importe quelle heure de la journée, je cherche un sujet de prévention pour vérifier que je ne me suis pas rouillé. Je maraude dans l’appart une info/intox sur les IST à la main en interpellant le premier qui me tombe sous la main, je surveille ma propension à l’addiction en réalisant un Audit (Alcohol Use Disorders Identification Test) dès que je décapsule une bière et je n’ai de cesse d’interroger notre consentement à être confiné·es. J’ai même pensé à tester la fiabilité des centaines de capotes que j’ai en stock, mais cela nous obligeait à éteindre nos caméras pendant les réunions Zoom avec le boulot. Au niveau du frigo, j’ai épuisé ma batterie de gestes barrières pour empêcher le pillage, qui, maintenant, se fait de nuit. Du coup, ça mastique de concert avec le hamster. Dès le réveil, j’ouvre une séance « bien-être » face à la profusion des écrans dans l’appartement. Dans les lycées, j’invitais les jeunes à faire émerger d’autres activités pour diminuer leur temps d’exposition, mais là, enfermés, c’est plus compliqué. Prohiber les écrans, c’est voir
Je maraude dans l’appart une info/intox sur les IST à la main en interpellant le premier qui me tombe sous la main
des mecs en claquettes-chaussettes tourner en rond toute la journée, en creusant le sillon de leur ennui dans les lames du plancher. Cette vision m’a à peine effleuré que j’ai réactivé le pack « famille » de Netflix.
Avant, j’allais dans les écoles, maintenant, c’est l’école qui envahit mon ordi. Mais Blanquer a beau prendre son air crâne, on ne s’improvise pas prof en deux jours. Le livre de Camus à résumer s’est fait doubler par Les Marseillais sur le smartphone planqué dans les cahiers. En même temps, obliger des ados confiné·es à lire La Peste, c’est comme apporter une chicha à son pote en réa, c’est limite de l’euthanasie.
Les psys n’arrêtent pas de nous conseiller de profiter de ce merdier pour recréer du lien. Alors, en famille, on s’est maté la série Validé, sur Canal+. Avec des jeunes et du rap, on venait sur mon terrain et, forcément, j’ai voulu faire « l’ancien ». J’ai éructé à chaque
« ta mère la pute », traquant systématiquement sexisme et putophobie. Mes fils, eux, s’en battaient les couilles, car
« vas-y le rap, c’est pas du Jean-Michel La Fontaine ». Ils m’ont rappelé que c’était illégal de bosser quand on était au chômage, tout en réclamant le respect de la distanciation sociale. En gros, que j’arrête de postillonner devant la télé. Mais je suis tenace et, pendant huit épisodes, je leur ai mis la fièvre… à tel point qu’ils ont appelé le 15, qui les a gentiment expédiés, parce que rabâcher n’était pas un facteur de comorbidité.
Je me suis demandé alors si le confinement ne commençait pas à me taper sur le ciboulot. Il me fallait à tout prix un groupe pour débattre, sinon je risquais la décompensation. Quand j’ai évoqué l’utilisation de lubrifiant en remplacement du gel hydroalcoolique pour faire la queue chez les commerçants, j’ai senti que mon état psychique inquiétait.
Un soir, après les chiffres du loto pandémique donnés en direct par le nouveau présentateur de la FDJ, Jérôme Salomon, on a joué à Sexploration*. On a parlé cul en famille. Le plus grand était gêné, la petite a pleuré parce qu’elle ne comprenait pas tout et celui du milieu, glandeur invétéré, a tiré son épingle du jeu. Il avait révisé des nuits entières devant la saison 2 de Sex Education. À la fin de la partie, histoire d’évaluer ma mission et d’obtenir une reconduction de mes subventions « prev’ à la maison » par l’ARS (Agence régionale de santé), j’ai invité ma famille à noter ma prestation. Mes enfants m’ont assuré avoir kiffé le jeu, et j’ai pu enfin souffler comme un hydroxychloroquiné marseillais.
Avant de se coucher, mes fils m’ont bassiné, pour la énième fois, avec la faiblesse du débit Internet. Je leur ai fait croire que, la nuit auparavant, j’avais rêvé que le Samu m’embarquait pour insuffisance respiratoire. Les fruits de mes entrailles me parlaient alors au travers de mon masque de plongée, à la façon de ces mecs qui postillonnent devant l’hygiaphone pour réclamer un recommandé : « Papa, le Wi-Fi, il déconne ! Fais quelque chose avant de partir ! » Avec ce petit sourire en coin qui lui va si bien, l’aîné m’a répondu : « C’est curieux, j’ai fait le même rêve et, juste avant de mourir, tu me chuchotais à l’oreille “Masculinité toxique ! Masculinité toxique !” » Je les soupçonne d’être pressés de me renvoyer au front. Dr Kpote U kpote@causette.fr et sur Facebook/Twitter
* Jeu de cartes inclusif pour parler de sexualité, de consentement, d’anatomie, de plaisir, d’identités de genre… entre jeunes et moins jeunes.