Causette

Eugénie Brazier

Avant d’être une reine auréolée de six étoiles au Michelin, Eugénie Brazier (1895-1977) fut une gamine en sabots, une jeune fille chassée de chez elle, une travailleu­se qui ne comptait pas ses heures, mais surveillai­t son porte-monnaie. Devenue la Mère Br

- Par CHRISTINE FERNIOT

La cheffe aux 6 étoiles

Il faut la voir, la tête au-dessus de la marmite, les joues fortement rougies par la chaleur, humides de vapeur, le chignon serré sans une mèche qui dépasse et la blouse blanche sous le tablier immaculé couvrant sa silhouette bien en chair. La patronne n’est pas du genre calme, installée dans sa cuisine du matin au soir.

Première levée, dernière couchée, se souvient Paul

Bocuse, qui fut son commis au col de la Luère, en 1946.

Eugénie crie fort, tout le temps, à la fois crainte et appréciée. On ne moufte pas chez la mère Brazier, mais on reconnaît qu’elle est juste, généreuse et qu’elle sait rire parfois de ses propres excès.

Du plus loin qu’elle se souvienne, Eugénie a toujours travaillé. À 5 ans, elle garde les cochons dans la ferme familiale du côté de Bourgen-Bresse, sur la route de Pont-d’Ain. À 10 ans, la voilà placée, dès la mort de sa mère, dans d’autres fermes du coin. Elle y apprend la dureté du petit matin, quand on part dans les champs le ventre vide. Elle restera ainsi presque dix ans, sabots aux pieds et déjà intéressée par la cuisine qu’elle apprend sur le tas en regardant faire les autres. À 19 ans, enceinte d’un homme marié, elle est mise à la porte par son père. Elle place son fils Gaston en nourrice et monte à Lyon (Rhône) pour gagner sa vie et payer la pension du petit.

En 1914, au début de la guerre, la voilà bonne à tout faire pour une famille bourgeoise, les Milliat, fabricants de pâtes. Le lait qu’elle ne donne pas à son fils Gaston, elle l’offre aux

bébés Milliat. Et quand la cuisinière de la maison tombe malade, Eugénie prend sa place et se débrouille plutôt bien pour concocter sa première poularde de Bresse à la crème. « J’ai appris à faire la cuisine en la faisant, tout simplement », expliquera-t-elle plus tard quand on viendra l’interviewe­r sur son parcours. Mais pour l’instant, la jeune femme a besoin d’argent et se fait embaucher par la mère Fillioux, qui tient un restaurant dans le quartier chic des Brotteaux. Une maison de classe, dit-on à l’époque, mais une cuisine dont le menu ne change jamais. À cette époque, les Mères, comme on les surnomme, sont des as du fourneau, mais ne jouent pas à Top Chef en cherchant les complicati­ons. La Mère Fillioux, la Mère Bizolon et bientôt la Mère Brazier resteront de grandes figures lyonnaises, portant loin une gastronomi­e qui affectionn­e le gras et la crème. Chez la Mère Fillioux, Eugénie apprend les fondamenta­ux, sait tourner les artichauts, épaissir la sauce des quenelles, brider la poularde demi-deuil. À la saison de la chasse, elle apprend aussi à accommoder le gibier et à le farcir de foie gras et de truffes, avec encore une louche de crème pour lier le tout.

Patronne à 25 ans

Après avoir quitté la mère Fillioux pour entrer au Dragon, à deux pas,

Eugénie songe à s’installer à son compte puisqu’elle commence à jouir d’une belle réputation chez les gourmets lyonnais. Un peu d’argent de côté, beaucoup d’huile de coude et la voilà patronne d’une petite brasserie avec quelques pensionnai­res réguliers, au 12 rue Royale, dans le Ier arrondisse­ment de Lyon. On est en 1921 et Eugénie n’a que 25 ans. Elle se souviendra toujours de son premier menu avec ses petites langoustes mayonnaise et ses pigeons rôtis aux petits pois.

Son aura grandit, mais ça ne l’empêche pas de compter chaque sou, de laver elle-même ses serviettes de table à l’eau froide et de les repasser juste avant le service. Elle paie ses fournisseu­rs rubis sur l’ongle, mais ne pardonne pas la moindre faiblesse. Un poisson fatigué, des fruits trop mûrs et c’est fini pour le producteur qui n’obtiendra plus jamais de commandes. De succès en réussites, le restaurant de la Mère Brazier devient incontourn­able. Les gourmands du Club des cent lui font un triomphe, les banquets se multiplien­t, les journalist­es de guides gastronomi­ques s’y collent à leur tour. On lui réclame son gâteau de foies de volaille avec les crêtes et rognons de coq. Ou bien son tablier de sapeur au gras double bien doré. Sans oublier sa volaille Jacquard avec ses poulardes de Bresse en vessie. Son fils Gaston suit ses traces et l’assiste bientôt en cuisine.

Quand elle se sent trop fatiguée, Eugénie prend du repos au col de la Luère, un coin qu’elle affectionn­e, dans les monts du Lyonnais. Elle y possède un chalet sans eau ni électricit­é où des amis passent la voir, puis des gourmands qui la poussent à ouvrir une annexe dans ce petit coin de paradis qui ne paie pas de mine. On s’y rend aux beaux jours, pendant les week-ends et, au début des années 1930, les deux restaurant­s tournent à plein régime. C’est en 1933 qu’Eugénie Brazier obtient la consécrati­on inédite de recevoir trois étoiles au Guide Michelin pour ses deux restaurant­s. Six étoiles au firmament et une situation unique qui ne sera pas égalée avant 1997 par Alain Ducasse.

L’une des meilleures cuisinière­s du monde

Reine de Lyon, elle est bientôt plus connue que les politiques de l’époque, comme le président Édouard Herriot, maire de la cité, qui vient dîner chez elle avec tous ses amis. La Mère Brazier continue pourtant d’être une sacrée travailleu­se qui n’oublie pas d’où elle vient, conservant son accent et son patois. Même quand elle met de la poudre de riz et enfile une robe de soie pour les grands jours. Et si le célèbre Curnonsky la présente comme l’une des meilleures cuisinière­s du monde, elle continue de houspiller ses employé·es et de surveiller son portefeuil­le, quitte à faire du marché noir pendant la guerre pour continuer à nourrir ces messieurs.

En 1943, Eugénie et Gaston décident de se séparer. Il garde le restaurant de la rue Royale à Lyon et poursuit la tradition, tandis qu’elle s’installe au col de la Luère qui est devenu une belle bâtisse et un passage obligé pour les passionné·es de cuisine. Tout gamin, Paul Bocuse y fait ses premières armes pendant trois ans, travaillan­t au potager et trayant les vaches le matin avant d’oser s’approcher des marmites.

Puis, en 1968, la mère passe la main. Gaston reprend les fourneaux et y conserve l’esprit d’Eugénie, qui meurt en 1977. Une mort sans chichi, laissant les héritiers Brazier, ou plutôt les héritières telle sa petite fille Jacotte, poursuivre la voie royale des quenelles en sauce, du gratin de macaronis, des langoustes belle aurore et de la volaille bressane aux petits légumes fondant sous le palais. Le petit Jésus en culotte de velours, en quelque sorte.

Son premier menu : petites langoustes mayonnaise et pigeons rôtis aux petits pois

U1. Le Club des cent est un club de gastronome­s français fondé en 1912 par Dominique Lamberjack et Louis Forest.

2. Curnonsky, de son vrai nom Maurice Edmond Sailland (1872-1956) était un critique culinaire très respecté, surnommé « le prince des gastronome­s ».

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