Causette

Marie de Gournay

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L’humaniste était une femme

La fille de…, la femme de…, la maîtresse de… L’histoire des femmes passe bien souvent par ces attaches masculines. Le peu de lumière qu’on leur accorde se trouve dans l’immédiate proximité des hommes. Alors, forcément, elles restent dans l’ombre, l’ombre des grands, n’est-ce pas !

Marie de Gournay n’y coupe pas, elle dont on se souvient d’abord et avant tout parce qu’elle a été « fille d’alliance » de Montaigne. Fille d’alliance ? C’est-à-dire ? À vrai dire, ce n’est pas très clair. L’expression vient du grand homme lui-même, qui a ainsi désigné celle qu’il avait rencontrée à 55 ans alors qu’elle en avait 22. Elle avait lu et aimé ses textes (à 18 ou 19 ans à peine), lui avait envoyé un billet pour le lui dire. Ils s’étaient rencontrés. S’en était suivi un coup de foudre intellectu­el, amoureux, sensuel, on ne sait pas trop, peut-être les trois à la fois, allez savoir. Disons qu’ils en étaient restés marqués à jamais. Quatre ans après cette rencontre, Montaigne meurt, et c’est Marie de Gournay qui travaille à l’édition posthume de ses textes, à partir d’un exemplaire annoté par l’auteur et confié par… la veuve elle-même. L’édition est publiée trois ans plus tard, en 1595. Marie, qui se présente comme garante d’un texte devenu orphelin, a alors 30 ans.

Quoi qu’il en soit, cette jeune femme érudite, curieuse et enthousias­te, n’est pas uniquement l’admiratric­e qui a tapé dans l’oeil d’un grand homme avec lequel elle a passionném­ent échangé de son vivant. Elle écrit, elle aussi. Et manie une plume acérée, sarcastiqu­e, réjouissan­te.

Autodidact­e et grande gueule

Il faut préciser que la demoiselle est ce qu’on appellerai­t aujourd’hui, « une enfant à haut potentiel ». Assez haut pour, par exemple, apprendre seule le latin « sans grammaire et sans aide » précise-t-elle, par la simple confrontat­ion des oeuvres avec leur traduction et malgré les réticences certaines de sa mère, fort marri de voir sa fille plongée dans des études peu convenable­s pour une noble demoiselle. Après le latin, elle enchaîne sur le grec. On ne l’arrêtera plus.

À une époque où l’on attendait des femmes de la retenue, de la retenue, toujours de la retenue, Marie de Gournay écrit, dans un de ses poèmes : « Je suis d’humeur bouillante », avant d’ajouter qu’avec grand-peine elle oublie une injure, qu’elle est impatiente et sujette aux colères. Ce qui, en langage du XXIe siècle, signifie qu’elle est grande gueule et s’énerve si on la cherche.

Elle écrit, beaucoup, sur tout un tas de sujets : la place des femmes, mais aussi la poésie, la littératur­e, la langue, les questions morales et sociales, la religion, la pédagogie, etc. Pas de mièvrerie sous sa plume : d’un trait, elle cloue au pilori, elle épingle avec causticité tous les défauts de ses contempora­ins, les « grimaces mondaines » comme les « fausses dévotions » des « dévoreurs de chapelets » ou l’arrogance des nobles et leur fausseté.

Sur les femmes, elle publie en 1622 un traité d’une trentaine de pages intitulé Égalité des hommes et des femmes : tout est dans le titre. Elle y évoque « cette orgueilleu­se préférence que les hommes s’attribuent » et s’applique à démontrer

Dans

Marie de Gournay évoque

qu’ils ont bien tort. Elle a d’ailleurs, en ouverture, un argument intéressan­t : ceux qui prônent ainsi la supériorit­é masculine, dit-elle, ne sont que des hommes auxquels les femmes ne voudraient surtout pas ressembler. Retour à l’envoyeur.

Car les femmes ne sont ni inférieure­s ni supérieure­s aux hommes – elle insiste –, elles sont tout simplement leurs égales, quoique différente­s.

Dans Grief des Dames, qu’elle publie en 1626, elle tempête : quoi qu’elles disent, les femmes ne sont pas crues, pas écoutées, pas considérée­s, un seul argument suffit à anéantir tous leurs discours : « C’est une femme qui parle. » « Je le sais de ma propre expérience », précise-t-elle. On s’en doutait, bien sûr. Les règles du jeu sont données par des idiots (« une foule de sots et de fous »). L’homme le plus stupide emporte le prix, toujours, face à une femme, assène-t-elle. Pourquoi ?

Eh bien, parce qu’il porte une barbe, n’allez pas chercher plus loin. Bien des hommes de lettres, ajoutet-elle, méprisent toute oeuvre venant d’une femme, quand, bien souvent, ils n’ont même pas daigné la lire. Leur arrogance justifie leurs propres textes, où ils mélangent deux ou trois idées volées de-ci de-là, avec un vague liant fait de « glaire d’oeufs battue ». Rien que ça. Vous l’aurez compris, madame ne mâche pas ses mots et sait bien ce qu’il en est : l’orgueil démesuré de certains – parce que c’est bien de cela dont il est question – naît de l’ignorance, et ceux qui regardent les femmes de haut démontrent par là même leur propre bêtise crasse. Des glaires d’oeufs battues : retenez bien l’image. Elle date peut-être du XVIIe siècle, mais, n’en doutez pas, elle peut encore servir : certains discours actuels intègrent bel et bien cet ingrédient peu ragoûtant.

Insoumise et indépendan­te

Marie de Gournay a renoncé au mariage, pourtant largement imposé aux jeunes filles de son époque, aux travaux de couture, aux occupation­s dites féminines, pour essayer de vivre de sa plume. Et elle en a largement usé, de sa plume. Pour rédiger ses propres textes, les éditer, pour traduire aussi ceux d’Ovide ou de Virgile, notamment.

Elle a pu subvenir à ses propres besoins grâce, notamment, à l’obtention d’une pension royale. Chose rarissime pour une femme à son époque, elle a pu voler de ses propres ailes. Tout en lisant, avec ferveur et admiration, d’autres auteurs, contrairem­ent à ces arrogants qu’elle dénonce.

Elle a ainsi su lire, éditer, commenter, et critiquer même parfois, celui qu’elle avait rencontré si jeune, celui dont elle fréquenter­a les textes toute sa vie : Montaigne. Et nous, lectrices et lecteurs, pouvons aujourd’hui l’en remercier.

Femme indépendan­te, femme de lettres, femme de tête, Marie de Gournay, toute sa vie, aura été attaquée. On tournait en dérision sa liberté d’esprit. Des railleries qui laisseront des traces puisque son premier biographe, en 1910, la qualifie de « pauvre folle ». Elle fut moquée sur son physique, sur sa condition de « vieille fille ». En 1980, encore, l’académicie­n Alain Decaux écrivait dans son Histoire des Françaises : « Hélas, Mlle de Gournay est laide. […] Une vieille fille un peu rance… ».

Elle meurt le 13 juillet 1645 à près de 80 ans, toujours seule et libre, sans avoir cédé à ce qui n’était, après tout, soyons-en sûrs, que de la glaire d’oeuf. Rien de plus !

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