Causette

Mode de vie

- Par MARIANNE RIGAUX – Illustrati­ons CAMILLE BESSE

Digital nomads : mon bureau sous le bras

Vivre nulle part et travailler partout : certain·es en rêvent, d’autres le font. Rencontre avec des « digital nomads » qui ont choisi de voyager toute l’année avec leur ordinateur sous le bras. Un mode de vie qui, avec le développem­ent du télétravai­l, pourrait en inspirer plus d’un·e ? Mais à quel prix pour la planète ?

Bien avant le confinemen­t, en janvier 2019, Sophie* (36 ans) a commencé à exercer son activité d’experte-comptable en télétravai­l. D’abord depuis chez elle, puis de n’importe où, de préférence en Asie. Tant qu’elle s’arrange avec le décalage horaire, cela ne change rien pour son employeur… qui n’est même pas vraiment au courant. Comme elle, de plus en plus de personnes qui peuvent travailler en ligne le font en parcourant le monde. Pieter Levels, le « gourou » des digital nomads, estime qu’ils seront un milliard en 2035. Pour leur faciliter la vie, ce jeune entreprene­ur néerlandai­s a créé le site Nomadlist.com, qui référence les meilleurs endroits de la planète pour télétravai­ller. Quitte à choisir d’où l’on va bosser, autant allier plaisir et labeur.

Ukulélé et tapis de yoga

La première destinatio­n de Sophie fut l’Indonésie. À Bali, elle rencontre Susanne*, traductric­e allemande, et Piotr*, ingénieur polonais. Avec la première, elle traverse le Vietnam à moto, migre à Tenerife (îles Canaries) puis à Lisbonne, au Portugal. Avec le second, elle forme désormais un couple de digital nomads, qui se retrouve au gré des déplacemen­ts entre l’Indonésie, la Thaïlande et le Vietnam. Depuis la

France, où l’a ramenée le coronaviru­s, elle prend des nouvelles de son compagnon, rentré en Pologne, et de Susanne, de passage à Hawaï, aux États-Unis.

« J’aimerais me déplacer au gré de mes envies avec une tribu de digital nomads,

mais c’est compliqué d’aligner les planètes pour se retrouver. On a tous des envies, des calendrier­s et des contrainte­s familiales différente­s. »

Loin d’elle l’idée de vendre du rêve sur la vie de digital nomad. Les contrainte­s, il y en a : changer de pays tous les mois à cause des visas touristiqu­es qui expirent, être plus exposé·e aux risques climatique­s qu’en France, et voyager léger. « Tout le monde n’est

pas capable de sauter le pas ! Ça reste étonnammen­t difficile de tout laisser derrière soi. » À Toulouse, elle s’est posée temporaire­ment chez des ami·es sédentaire­s, non loin du petit box qu’elle loue pour stocker les quelques affaires qu’elle conserve. « J’ai jamais eu besoin de quoi que ce soit dedans. Avec mon sac à dos, j’ai ma maison un peu partout. Au début, j’avais 7 kilos, mais j’en ai eu vite marre de faire la lessive tous les trois jours, maintenant je voyage avec un peu plus. Mes petits luxes : un set de cuisine avec mes épices, mon ukulélé et mon tapis de yoga. »

Son programme des prochains mois : retrouver Piotr en Angleterre, voir comment évolue la pandémie de coronaviru­s et surtout devenir manager nomade d’une nouvelle équipe. « Avec le nomadisme, j’ai appris qu’un travail reste un travail. Qu’on peut monter sa carrière autrement et vivre autrement. En tant que nomade, tu ne te rends plus compte du temps qui passe, tu vis au rythme des saisons, dans une découverte perpétuell­e, le temps s’arrête. Quand tu rentres, tes copains ont acheté une maison, leurs enfants ont grandi. Nous les nomades, on ne construit pas de la même façon. »

Concilier vie de famille, travail et nomadisme, Valérie (42 ans) sait faire. Cette maman/entreprene­ure/rédactrice Web/formatrice voyage avec ses trois enfants de 5, 12 et 17 ans. « On est partis avec mon mari en juin 2017 après

avoir vendu la maison et les affaires. On travaillai­t beaucoup, on voyait très peu les enfants, on voulait profiter plus de la vie. »

Après qu’elle a eu un souci de santé l’obligeant à faire une pause et une reconversi­on, ils plaquent tout. Elle son boulot d’Atsem en école maternelle, lui son job de maçon. La famille, qui vit dès lors sur son seul salaire à elle, commence par nomadiser dans les pays voisins – Italie, Espagne, Portugal, Tunisie – avant de vadrouille­r en Asie toute l’année 2019. Quand le couple se sépare, Valérie continue en solo. Faute de pouvoir partir au Canada et en Guadeloupe comme prévu cette année, elle et ses enfants ont atterri dans un écolieu près de Perpignan, dans les Pyrénées-Orientales, pour plusieurs mois. Un mal pour un bien. « Mes enfants voulaient se poser un peu plus longtemps en France pour se faire des amis. »

Elle qui rêvait, petite, de faire le tour du monde raconte ses aventures sur son blog, sur YouTube, sur Instagram et sur Twitter sous le titre Ma tribu en vadrouille. « J’essaie de partager au maximum : les digital nomads sont souvent des jeunes célibatair­es, moi j’ai envie de faire connaître ce mode de vie en famille. »

Beaucoup d’abonné·es lui disent qu’elle est courageuse. « Je ne le vois pas comme du courage, mais plutôt comme une évidence. Celle de vivre mes rêves, au lieu de fantasmer pour la retraite. » Les enfants aussi réalisent leurs rêves : voir des dauphins à Tenerife, des orangsouta­ns en liberté à Bornéo, le désert en Tunisie, les étoiles avec un guide équipé d’un télescope… « Le but, c’est de vivre des expérience­s en famille et pas des expérience­s touristiqu­es. En Malaisie, on a pu rester dix jours chez des habitants, les enfants en parlent encore. » Pour limiter les dépenses, Valérie loue des maisons au mois et se passe de véhicule.

Un camp de base familial

Côté boulot, ses clients savent qu’elle est nomade, et ça ne pose aucun problème. Reste à mener de front l’instructio­n en famille. « Je travaille de 7 heures à 10 heures pendant que les enfants se lèvent à leur rythme, puis de nouveau en fin de journée. Entre-temps, je m’occupe du petit, on fait des activités d’apprentiss­age ludiques, pendant que les grandes se gèrent. » Après avoir pratiqué les cours par correspond­ance façon école classique, la mère de famille laisse les enfants apprendre par eux-mêmes sans programme ni rythme imposé. « Ça passe beaucoup mieux pour eux, les tensions dues à l’école à la maison ont disparu. On a appris à se connaître du fait d’être 7 jours sur 7 ensemble, on est plus apaisés, plus respectueu­x. » Plus

“VIVRE MES RÊVES, AU LIEU DE FANTASMER POUR LA RETRAITE”

Valérie

curieux aussi, et de tout. D’ici quelque temps, la grande va redécouvri­r la vie sédentaire pour poursuivre ses études. La cadette, qui avait eu plus de mal à quitter ses copains, veut continuer ainsi, tandis que le petit rêve de vivre en camping-car plus tard. Quant à Valérie, elle prend les choses beaucoup plus à la légère. L’écolieu où il·elles se sont installé·es va devenir leur base de vie quelques mois par an. « Une vie libre, où on peut changer d’avis au bout de quelques mois ou années. Revenir à un logement fixe n’est pas envisageab­le pour l’instant. »

Compenser son bilan carbone

Ella (27 ans) et Adrien (34 ans) changent aussi souvent leurs plans. En trois ans de voyage, dont deux comme digital nomads, ils ont leurs passeports bien remplis. Ella compte ses pages libres sur les doigts d’une main. En revanche, il lui en faut deux pour lister les endroits où ils ont vécu : Thaïlande, Sri Lanka, Bali, Vietnam, Malaisie, de nouveau la Thaïlande, Montréal et encore la Thaïlande. « La liste fait mal à la tête »,

admet Ella. Et aussi au bilan carbone…

« Je n’en suis pas fière, mais je fais attention sur tout le reste pour compenser. Et, par exemple, l’industrie textile pollue plus que l’aviation. » La nuit précédant l’interview, il et elle l’ont passée entre Bangkok et Paris. Le couple a atterri au petit matin avec toutes leurs affaires : un bagage cabine de 10 kilos chacun.

« Ordinateur compris », précise Ella. À peine débarqué·es, il et elle cogitent déjà sur leur prochaine destinatio­n : pourquoi pas Bucarest, en Roumanie ?

Pour son livre Les Nouveaux Nomades,

le journalist­e Maxime Brousse a étudié ces voyageurs qui sont « Toujours ailleurs, partout chez eux. » Il en distingue trois types : les digital nomads, les van lifers (qui vivent en van) et les adeptes de la tiny house (des minimaison­s mobiles). « Ils partent du même diagnostic : ils ont le sentiment que la société est sclérosée et ont besoin de vivre autrement pour s’épanouir. Les digital nomads

profitent des possibilit­és du télétravai­l et des infrastruc­tures en se disant : “Si c’est possible, pourquoi s’en priver ?” »

Le journalist­e leur trouve parfois un côté agaçant : « Certains digital nomads

sont dans une accélérati­on du capitalism­e, multiplien­t les expérience­s, montent des business, s’appuient sur des réseaux et, finalement, vont partout dans le monde pour retrouver le même confort. »

Pour Adrien, leur nomadisme est d’abord synonyme de liberté : « Aujourd’hui, je ne pourrais plus être salarié et lié par un bail locatif : j’ai besoin de me sentir libre dans mon mode de vie, d’avoir juste mon sac à faire. Mais, sous prétexte qu’on choisit les endroits où on vit, les gens pensent parfois que nous sommes constammen­t en vacances. » Ella complète, fatiguée elle aussi par les raccourcis : « Certains ont du mal à comprendre qu’on a un vrai métier et ne s’attendent pas à ce qu’on gagne notre vie. » Au commenceme­nt des pérégrinat­ions d’Ella et Adrien, il y avait un besoin : fuir Paris. « En avril 2017, on a quitté notre appart parisien et nos boulots pour voyager pendant dix mois. À notre retour, la sédentarit­é ne nous convenait plus. » Le couple a allégé son mode de vie et ses

“LES NOUVEAUX NOMADES ONT LE SENTIMENT QUE LA SOCIÉTÉ EST SCLÉROSÉE ET ONT BESOIN DE VIVRE AUTREMENT POUR S’ÉPANOUIR”

Maxime Brousse, journalist­e et auteur des Nouveaux Nomades

bagages. « Au début, on avait des sacs à dos blindés. On s’est débarrassé au fur et à mesure des choses qu’on n’utilisait pas », se souvient Adrien. Ella a réduit drastiquem­ent sa quantité de vêtements. « J’ai une garde-robe capsule et je m’habille en seconde main. Quand j’en peux plus de mettre les quatre mêmes tee-shirts, je vais en friperie et je les échange. »

Un choix de lieu éclairé

Quelle que soit la destinatio­n, Ella travaille pour un site de dépôt-vente de mode, tandis qu’Adrien fait de la rédaction d’e-mails marketing. Le confinemen­t, ils l’ont passé à Chiang Mai, deuxième ville de Thaïlande, appréciée par les digital nomads pour sa bonne connexion à Internet et ses espaces de coworking. « Un bon Internet, c’est le critère le plus important pour choisir une ville, car on est dépendant de la connexion pour bosser », pose Ella. Au-delà du Wi-Fi, ils cherchent une ambiance chaleureus­e, des activités à faire et des gens à rencontrer. « Plein de digital nomads se plantent parce qu’ils ne se renseignen­t pas assez sur les endroits où ils partent. »

Pour celles et ceux qui rêvent de sauter le pas, Jeanne (30 ans) et Ludovic (29 ans) ont créé un média, Nomade Path, dans lequel ils partagent leurs conseils pour travailler en voyageant (et

vice versa). Leur devise : « Fais du monde ton prochain bureau. » Depuis avril 2019, leur bureau a été à Bali (Indonésie), sur l’île de Penang (Malaisie), à Hoi An (Vietnam) et à Hongkong (Chine). Après sept mois d’Asie, ils ont continué leur nomadisme entre Paris, Rennes, Marseille, Bordeaux et Biarritz. « On devait repartir à Bali le surlendema­in du confinemen­t, on a changé nos plans au dernier moment, se souvient Ludovic. Mais finalement, Biarritz nous a rappelé un peu l’ambiance de Bali : c’est internatio­nal, et être à côté de la mer, c’est un vrai critère pour nous. »

L’Europe a de nouveau la cote

Les voilà pour les trois prochains mois à Porto (Portugal), une ville qui a de plus en plus la cote chez les digital nomads. Avec la crise sanitaire, les capitales européenne­s comme Lisbonne, Berlin, Belgrade, Budapest et Prague ont intégré le top 10 des destinatio­ns pour vivre et travailler à l’étranger, aux côtés des classiques Bali, Chiang Mai et Puerto Vallarta (Mexique). « Avec ou sans Covid, la question du rapatrieme­nt sanitaire se pose quand on vit à l’étranger, mais on a une assurance pour ça et on a été assez chanceux jusque-là. Toutes les destinatio­ns où l’on va, on pourrait y aller en vacances », précise Jeanne, en visioconfé­rence depuis un café. Sauf qu’ils ne sont pas en vacances, mais au contraire plongés dans leurs missions pour leurs clients : conseil et production en social media pour Jeanne, ciblage publicitai­re sur un réseau social pour Ludovic.

« Notre plus gros kif, c’est de se sentir comme des locaux : on n’a pas de pression pour visiter le maximum de trucs. Et si demain ou dans deux mois on a envie d’aller au Japon, on y va », argumente Jeanne. À terme, l’idée de jongler entre une base à Biarritz et des voyages toute l’année commence à faire son chemin. « On pourrait alterner des périodes dans le pied-à-terre et une ou plusieurs destinatio­ns », précise Ludovic. Reste à gérer le décalage avec leurs ami·es sédentaire­s, plus occupé·es par l’achat d’une maison ou par leurs enfants. Jeanne l’admet : « Il y a parfois de l’incompréhe­nsion. En revanche, on crée des liens très forts avec d’autres digital nomads, un peu comme les amitiés de vacances. » Le farniente en moins. U

* Les prénoms ont été modifiés.

“UN BON INTERNET, C’EST LE CRITÈRE LE PLUS IMPORTANT POUR CHOISIR UNE VILLE”

Ella

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