Les choses de la vie
Les liens du sang
C’est la rentrée et pourtant ma petite Lili, qui se faisait une joie de retrouver les copines après ces longs mois de distanciation sociale gavée d’écrans divers, boude, trouve qu’elle a un gros cul et passe son temps assise dessus. Pour couronner le tout, elle accueille douloureusement l’arrivée de ses premières règles.
Je me lance donc dans l’incontournable discussion maternelle sur les hormones grossissantes et le sang menstruel dégoulinant, qui n’est pas une malédiction ma chérie, mais une pure joie qui inondera ton ventre et aussi ta culotte, tous les mois. Pendant presque quarante ans. Tu apprendras à les aimer. Regarde, moi, je ne vais bientôt plus les avoir et je les regrette déjà un peu.
Lili me laisse m’engluer dans mes histoires de muqueuses avant de ricaner que « c’est bon, Maman, on n’est plus au Moyen Âge » et qu’elle peut me conseiller quelques bons comptes Instagram sur la question, puisque ça a l’air de me passionner.
Visiblement plus préoccupée par son gras que par son sang, elle m’annonce qu’elle commence un régime, sur les recommandations éclairées de Mademoiselle Amandine, son « influenceuse » préférée. Qu’elle n’a jamais vue !
« Mais si Maman, je la vois tous les jours ! Sa diète est très simple, à base de points. – Comme la réforme des retraites ? – Maman arrête ! »
À table, Lili mâchouille consciencieusement sa feuille de salade en me regardant saucer la vinaigrette avec ma baguette croustillante. À chaque bouchée, elle marmonne
« 3 points » ou 5, d’un ton réprobateur. Je culpabilise tellement que j’ai envie de lui planter ma fourchette dans l’oeil afin qu’elle arrête de m’épier. La nuit, je me lève en cachette pour piocher tranquillement dans le frigo.
Pendant que le corps de Lili s’efface dangereusement, le mien prend de plus en plus d’ampleur. J’en ai parlé au docteur, il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’à nos âges, c’était deux poids, deux mesures, qu’il ne fallait que se fixer des règles, des horaires et des quantités. J’ai répondu que je n’en pouvais plus des règles, des obligations, des interdictions, des attestations, des frustrations qui sèment la zizanie dans nos métabolismes. Il a tenté de m’expliquer un truc sur les troubles de l’humeur et la « péri »-ménopause, alors je lui ai demandé, un peu chaudement, qu’est-ce qu’il en savait, lui, des mères, de leurs humeurs et de leurs adolescentes post-Covid restées coincées dans un monde virtuel en péri-féerie de la vie alors qu’elles rêvaient de mélanger leurs postillons avec d’autres êtres humains. J’ai rajouté sans tourner la langue sept fois dans ma bouche que je n’avais pas besoin de périscope pour le voir venir avec ses périphrases et que je pouvais lui conseiller un bon compte Instagram sur la question, puisque ça avait l’air de le passionner. Quand il m’a interrompue pour me demander goguenard, « combien je vous dois ? », j’ai compris que j’avais poussé le tampon, pardon, le bouchon un peu loin, bref, que la cup était pleine.
En tout cas, il a réussi à me couper l’appétit avec ses histoires. Ça inquiète tellement Lili qu’elle en oublie de compter les points et reprend peu à peu du poids.
Merci docteur.