Causette

La foirfouill­e de l’Histoire

À Paris, le 26 août 1970, une dizaine de femmes tente de déposer une gerbe pour « la femme inconnue du Soldat inconnu » sous l’Arc de triomphe. Par leur action, elles veulent faire entendre leur combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce pre

- Par JULIETTE LOISEAU

Août 1970 : le triomphe de la femme du soldat inconnu

En ce mois d’août 1970, les rues de Paris comme les colonnes des journaux sont plutôt désertes. C’est ainsi que l’action d’une dizaine de femmes à l’Arc de triomphe fait la Une de France-Soir : « Les manifestan­tes féministes de l’Étoile n’ont pas pu déposer leur gerbe “À la femme inconnue du Soldat”. » La date du 26 août 1970 est symbolique. De l’autre côté de l’Atlantique, les Américaine­s sont en grève générale et manifesten­t à l’occasion du cinquantiè­me anniversai­re du suffrage féminin. À New York, elles sont cinquante mille à défiler.

Depuis le début des années 1960, le Women’s Liberation Movement prend de l’ampleur et réclame une réelle égalité entre les femmes et les hommes. En France, il y a bien eu une tentative, pendant les événements de Mai-68, de faire entendre la voix des femmes. Mais l’effervesce­nce est rapidement retombée. Pourtant, des groupes de femmes continuent de se réunir à Paris. Le Féminin Masculin Avenir (FMA), fondé en 1967, poursuit ses réflexions avec quatre membres, Anne Zelensky, Jacqueline Feldman, Emmanuèle de Lesseps et Christine Delphy. Il y a aussi un groupe d’une dizaine de femmes, réunies depuis septembre 1969 autour de Gille et Monique

Wittig, des Américaine­s Marcia Rothenburg et Margaret Stephenson, ou encore d’Antoinette Fouque. Dans celui-ci, les discussion­s sont animées et les visions opposées, surtout quand les soeurs Wittig et les Américaine­s décident d’attirer l’attention sur leur existence, dans l’espoir de convaincre de nouvelles femmes. Pour cela, elles écrivent, en mai 1970, un article intitulé « Combat pour la libération de la femme » dans L’Idiot internatio­nal.

La publicatio­n atteint son but, les membres du FMA prennent contact. Une rencontre a lieu chez Marcia Rothenburg avec une trentaine de femmes. « Elle habitait un deux-pièces d’intellectu­elle bohème, écrit Jacqueline Feldman. On s’y entassait… C’était beaucoup plus chaleureux, et l’on prit l’habitude de passer ces réunions assises par terre. Il n’y avait pas d’ordre du jour. Cela allait au hasard. Et ça marchait. » Lors d’une réunion naît l’idée de l’action à l’Arc de triomphe. « On avait des discussion­s très longues et très marrantes, se souvient Christine Delphy. Je ne sais pas qui est la première personne qui a parlé de l’Arc de triomphe, mais on l’a fait. » Les militantes souhaitent afficher leur solidarité avec les Américaine­s, faire taire tous ceux qui répètent qu’il n’y a pas de

“[Les policiers] ne voulaient surtout pas que la gerbe reste, alors ils l’ont emportée très vite et ont replié nos banderoles” Cathy Bernheim, écrivaine et militante féministe

problèmes entre les femmes et les hommes en France, mais aussi que leur action soit connue d’un maximum de femmes. Toutes ne sont pas d’accord et, finalement, elles ne sont que neuf à participer.

Interpella­tion

Le 26 août 1970, rendez-vous est donné à 17 h 30. Elles marchent rapidement. Par groupe de deux, elles déplient des banderoles sur lesquelles on peut lire « Un homme sur deux est une femme » ; « Solidarité avec les femmes en grève aux USA » ; ou encore « Il y a encore plus inconnu que le Soldat inconnu, sa femme ». Au milieu du groupe, Christine Delphy et Margaret Stephenson portent une énorme gerbe de fleurs, entourée d’un large ruban violet : « À la femme inconnue du Soldat, les femmes en lutte. » Elles n’ont pas le temps de la déposer que des policiers se ruent sur elles, leur arrachant leurs banderoles et les empoignant. « Ils ne voulaient surtout pas que la gerbe reste, alors ils l’ont emportée très vite et ont replié nos banderoles », témoigne Cathy Bernheim. Les policiers ne savent pas comment réagir. « Il y avait un policier qui ne savait pas quoi faire, il avançait, il reculait, il a failli s’asseoir sur la flamme ! » raconte Christiane Rochefort. Ils finissent par toutes les embarquer dans le pilier gauche de l’Arc de triomphe, où se trouve un poste de police. « Mais vous n’avez pas honte ? » demande le commissair­e à Christine Delphy. Lorsque Margaret tend son passeport au policier, ce dernier l’interroge : « Vous, les Américaine­s, vous pensez que la moitié des hommes sont efféminés ? » Ils ne comprennen­t pas le sens de la banderole « Un homme sur deux est une femme ». De son côté, Christiane Rochefort, romancière connue, se voit faire la leçon. Un policier lui explique qu’il faut demander une permission pour manifester. « Mais vous nous l’auriez donnée ? » interroge-t-elle. « Bien sûr que non ! » s’exclame le policier.

Dépassés par cette action, sous les yeux éberlués des touristes, les policiers ont appelé trois cars, qui arrivent toute sirène hurlante, pour embarquer les manifestan­tes. « On était absolument déchaînées, raconte Christine Delphy. Ils ont fait pin-pon, pin-pon, avec leur sirène, et quand ils se sont rendu compte qu’on n’était pas des dangereuse­s révolution­naires, ils ont arrêté. Alors nous, on criait pin-pon par les fenêtres, vexées qu’ils aient arrêté. » Toutes quittent au bout de quelques heures le commissari­at du VIIIe arrondisse­ment.

Le lendemain, l’action fait la Une de journaux nationaux. En référence au Women’s Lib, la presse française parle d’un « Mouvement de libération de la femme ». De nombreuses femmes rejoignent alors le mouvement. Quelques semaines plus tard, en septembre 1970, une assemblée générale a lieu aux Beaux-Arts de Paris et réunit plus de cent femmes. Le MLF est bel et bien lancé et fait du coup d’éclat à l’Arc de triomphe sa marque de fabrique.

“Je ne sais pas qui est la première personne qui a parlé de l’Arc de triomphe, mais on l’a fait” Christine Delphy, sociologue et militante féministe

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« la femme inconnue du Soldat ».
Le 26 août 1970, place de l’Étoile, à Paris, les policiers refoulent neuf femmes réunies pour déposer une gerbe en hommage à « la femme inconnue du Soldat ».

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