Touche-touche : nouvelles règles du jeu
Nouvelles règles du jeu
À l’heure de la distanciation contrainte entre nous, les rituels en lien avec le toucher se trouvent perturbés, interdits. Pas simple à appréhender.
Les moments de gêne se multiplient. Faut-il désormais, quand on rencontre ami·es ou connaissances, se frotter mutuellement les coudes? Pire, les pieds? Les contacts physiques nous sont aujourd’hui interdits et tous nos rituels de salutation, à revoir. « Il s’agit bien de rituels et non d’habitudes, précise Dominique Picard, psychosociologue et spécialiste des relations sociales. Les rituels ont toujours un sens, une signification qui guide la conduite à tenir en société. Preuve en est : quand nous en sommes privés, comme en ce moment, nous nous sentons amputés. »
Le cérémonial d’entrée en contact diffère d’une région ou d’un pays à l’autre. « Certains peuples se saluent en laissant couler des larmes, d’autres en se reniflant. Quels qu’ils soient, ces rites sont des modes d’emploi pour exister ensemble. Ils bordent l’imprévisibilité des comportements », explique encore David Le Breton, anthropologue spécialiste du corps et professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. D’où nos empêtrements actuels, alors que les nouvelles habitudes liées à la circulation du virus ne sont pas encore véritablement installées.
La « distanciation physique » brouille les codes. L’anthropologue américain Edward T. Hall l’a théorisée, en inventant la notion de « proxémie », dans les années 1960 : la distance que les individus installent entre eux marque le rapport qu’ils entretiennent. Chacun·e possède sa bulle, un espace d’une cinquantaine de centimètres autour de soi. Une zone émotionnellement forte, un périmètre de sécurité que franchissent uniquement nos proches. « Avec les recommandations sanitaires actuelles, nous nous tenons à un mètre cinquante les uns des autres, quel que soit notre degré d’intimité. Une distance qu’Edward T. Hall réserve, dans les sociétés occidentales, aux orateurs face à un public », explique Anne Vincent-Buffault, historienne des sensibilités.
Bulle intime
Ces distances varient sur la planète. Dans les sociétés anglo-saxonnes ou nord-européennes, l’éloignement est accru. Autour de la Méditerranée, la dimension de cette bulle intime se restreint, ou disparaît quasiment dans les cultures arabes. Dans notre société occidentale, en dehors des entrées en contact et de prendre congé de quelqu’un, les rapports physiques s’avèrent limités. « Même avec nos amis, si l’on excepte l’embrassade de bonjour et d’au revoir, nous nous touchons très peu. C’est d’ailleurs parce que ces contacts sont rares qu’ils nous émeuvent. Nous sommes touchés… dans les deux sens du terme », constate avec malice David Le Breton. Cet anthropologue a d’ailleurs théorisé l’« effacement ritualisé des corps » dans notre société. Plus rien ne doit dépasser de nos enveloppes corporelles, engoncées dans des vêtements normés. Plus rien ne doit en sortir, non plus. Et surtout pas ces bruits incongrus de corps qui vivent. « Dans cette perspective, je trouve que les plaintes sur les distances qui nous sont imposées relèvent de la lamentation gratuite. Les gestes barrières n’ont pas cours entre amoureux ou entre parents et enfants, déchiffre David Le Breton. La grande majorité des autres, nous ne la touchons pas. Ce n’est finalement problématique que pour la famille élargie, les grandsparents, les oncles, les tantes, les cousins, avec lesquels nous entretenons des rapports affectueux. Les rituels de toucher perdurent dans ces rapports. On met la main sur l’épaule de
“Les rituels sont des modes d’emploi pour exister ensemble” David Le Breton, anthropologue spécialiste du corps
son neveu quand on le complimente sur sa nouvelle coupe de cheveux. »
Le corps escamoté, cette évolution de notre société, s’inscrit dans la place accordée au sens du toucher au fil de l’histoire. « Le sens de la vue a toujours été valorisé dans la société occidentale, par rapport au sens du toucher. Cette distinction est déjà présente chez Aristote le rationaliste », esquisse Anne VincentBuffault. Sans compter que le toucher est perçu de façon plus restrictive en Occident que dans d’autres cultures,
Le toucher est perçu de façon plus restrictive en Occident que dans d’autres cultures
corps. La Renaissance voit les classes bourgeoises et l’aristocratie s’engager dans la régulation des fonctions naturelles du corps, y compris des émotions. La civilité se confond avec la maîtrise de soi : « Cracher, par exemple, était considéré comme une pratique saine, explique Anne Vincent-Buffault. Puis sont apparus les crachoirs, ensuite est venue l’interdiction de cracher sur la voie publique. »
“Ces sens sauvages ”
Mais le grand tournant s’opère au XIXe siècle. « Jusqu’au XVIIIe siècle, une part très large de la population vit encore dans la proximité. Les gens dormaient ensemble dans le même lit “sans y voir malice”, indique l’historienne. Le XIXe est marqué par l’obsession de l’hygiène et la peur sociale, qui sont liées. » Comme l’odorat, on met alors à distance le sens du toucher : « ces sens sauvages », souligne Anne Vincent-Buffault. La ségrégation des populations pauvres se justifie alors par la crainte des maladies : « Elles sont accusées d’en être le vecteur lors de toutes les pandémies – de choléra, par exemple », rappelle-t-elle. Une évocation qui fait écho à la crise sanitaire actuelle, quand les habitant·es des quartiers populaires sont montré·es du doigt pour non-respect du confinement.
Le mouvement de mise à l’écart des corps se poursuit au cours du XXe siècle, avec quelques embardées contradictoires, telles la libération sexuelle, dans la foulée de mai 1968, « moment où la bise commence à sortir du cercle familial strict », relève Dominique Picard, et l’avènement de la société de loisirs, dans laquelle les corps s’extériorisent. « Mais les corps exhibés, sur la plage par exemple, doivent être des corps stimulés, durs. On reste des guerriers, qui ne peuvent s’avachir », tempère Anne Vincent-Buffault. Comment la pandémie de Covid-19 marquera-t-elle