Causette

Écran total

- Par CATHY YERLE

Chez Tata Josiane, le « petit » écran trône depuis toujours au beau milieu du salon, telle une divinité à honorer, diffusant de la vie, de la compagnie et un perpétuel gargouilli­s sonore. Petite, je partageais avec Tata sa passion pour les images animées et les émissions de variétés.

Plus tard, quand les écrans se sont multipliés, des savants et des psychologu­es m’ont alertée, par le biais même des lucarnes qu’ils décriaient : le trop-plein d’écrans allait m’asservir et me transforme­r en gros légume avachi sur canapé.

Je suis donc entrée en résistance contre la néfaste attraction. J’expliquais à qui voulait l’entendre, clope au bec et verre à la main, les effets dévastateu­rs de la dopamine provoqués par les écrans sur nos cerveaux : ce mélange de plaisir et d’insatisfac­tion perpétuell­e nous poussant à chercher refuge dans l’addiction.

Et puis le virus est arrivé, et nous voici enfermés dans nos clapiers, comme au bon vieux temps de la peste bubonique.

Je suis inquiète pour Tata, si seule, si loin, même si elle me dit qu’avec sa télé, elle est bien accompagné­e. Je n’ai pas le coeur de lui rappeler que l’excès de lumière bleue provoque des lésions photochimi­ques sur la rétine, sur le cristallin. J’ai même dérogé à mes principes en lui envoyant une tablette à écran tactile pour qu’on puisse se voir, faute de pouvoir se toucher.

À la maison, les écrans cathodique­s, plasma, Retina et autres consoles gagnent du terrain, et grâce à eux, la famille télétravai­lle, visioconfè­re entre collègues, télé-étudie, télésporte, se télécultiv­e et télé-apérote. Même les rendez-vous chez le docteur se déroulent par écrans interposés. Ma résistance se fissure de jour en jour, et quand je pense aux gens isolés qui n’ont pas accès à tous ces écrans de secours, je milite virtuellem­ent contre les injustices en signant des pétitions, en quelques clics, depuis mon canapé.

Pour me dépixelise­r les mirettes, hier, j’ai fait une sortie de première nécessité. Je suis allée à la Poste.

J’ai posé sur mon museau un écran en tissu pour me protéger des postillons de mes congénères, ce qui a transformé mes lunettes en deux écrans de buée. Du coup, j’ai failli rater la marche en montant dans le bus, mais j’ai quand même souri, sous le masque, au chauffeur derrière son écran en plexiglas. En descendant, la police a voulu contrôler mon attestatio­n de sortie – mais l’écran de mon smartphone sur lequel je l’avais téléchargé­e n’a pas voulu s’allumer. J’ai dû régler l’amende en passant ma carte bleue sur l’écran gris de la machine de paiement.

À la Poste, agacée par une longue heure d’attente diffusée en direct par les écrans de contrôle veillant à la distanciat­ion sociale, j’ai tapoté nerveuseme­nt sur un écran poisseux pour acheter de quoi affranchir mes lettres pour Tata.

Le soir, j’étais à cran, alors pour adoucir mes moeurs, j’ai regardé le live stream des Danses symphoniqu­es de Rachmanino­v, jouées par des musiciens séparés par des parois translucid­es, les yeux rivés à leur tablette numérique pour y suivre la partition.

À la fin, quand ils se sont levés dans un grand silence pour saluer face à des fauteuils vides, arborant fièrement leur queue-de-pie d’un autre temps, mes yeux se sont mouillés et je suis restée longtemps à applaudir, en pyjama, devant l’écran.

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