Mon pain, ce héros
Est-ce l’ennui, une compétition sur les réseaux sociaux, notre obsession pour la bouffe ou le manque de compagnie qui nous a poussé·es à faire du pain pendant le confinement ? Sûrement tout à la fois, et, sans repères dans nos univers devenus minuscules,
Confinement, acte I. Vous avez abandonné votre projet perso (apprendre l’ourdou, lire tout Tchekhov et vous mettre au sport) en vous réveillant au fond d’un paquet de Pépito, cheveux sales, jogging incrusté de taches de honte. Votre errance numérique vous a mené·e à une photo qui a tout changé. Une miche. Quelle miche ! Vous avez maté du pain pendant quelques jours ou nuits, puis vous avez vu sur les réseaux que cette conne de Carole en faisait et qu’il avait l’air bon. C’était décidé : vous alliez, vous aussi, vous mettre à la boulange. Peut-être vous êtes-vous découvert des talents insoupçonnés. Ou bien avez-vous enfanté un monstre panaire difforme et appelé le centre anti-poison après avoir ingéré une création au goût inquiétant. Mais pourquoi cette irrésistible tentation du pain ? Certes, nous étions à la dérive, nous noyant dans un vide astral qu’il fallait remplir d’occupations domestiques. Mais quand on s’ennuie comme un rat mort, on ne fabrique pas forcément du pain. Il y a aussi eu un effet de mode aggravé par les réseaux sociaux (doublé d’une légère compétition, cf. cette conne de Carole). Enfin, la raréfaction de la farine l’a élevé au rang de quête en soi, une chasse au trésor. Touché·es par un épisode de peur collective, nous avons craint le manque, voire les pénuries alimentaires. Mauvais souvenirs pour les plus âgés d’entre nous, phobie transgénérationnelle pour les autres ? En septembre 1940, le pain a été l’un des premiers produits rationnés, et la farine n’a pas tardé à suivre en décembre. Il a fallu attendre le 1er février 1949 pour que la « carte de pain » soit enfin supprimée.
Les files d’attente devant les magasins ont parfois suffi à ranimer, en arrière-plan, les relents d’une époque de privations. En réalité, si privations il y a eu, elles n’étaient certainement pas du côté alimentaire, le confinement du printemps 2020 ayant été marqué, au contraire, par une hausse de 9 % du chiffre d’affaires de la grande distribution sur les produits de grande consommation et frais en libre-service par rapport à la même période en 2019 1. Que la peur soit fondée ou non, elle n’en est pas moins réelle, et pendant la première vague de l’épidémie, le pain a été, pour beaucoup, un repère rassurant.
Une longue histoire d’amour
Notre rapport au pain est toutefois bien plus profond que tout cela. Historiquement, c’est la base de notre alimentation – c’en est même un synonyme. Notre « pain quotidien » remonterait à la préhistoire, et précéderait donc l’apparition de l’agriculture. Des traces de pain non levé, à base de graines sauvages, ont en effet été découvertes en 2018 au nord-est de l’actuelle Jordanie. Il aurait été cuit il y a 14400 ans2, soit cinq millénaires plus tôt que ne le suggéraient les fouilles archéologiques jusqu’ici. Les avancées techniques des civilisations méditerranéennes et leur maîtrise de la culture des céréales, du meulage et de fours ingénieux ont ensuite perfectionné la confection de pains de plus en plus abondants et variés.
Le pain levé est plus récent, et c’est sans doute lui qui a conféré un haut statut aux Égyptiens. Alors que tous les voisins (dont les Romains) mangeaient encore des galettes et de la bouillie comme des péquenauds, les habitants de la vallée du Nil utilisaient l’eau du fleuve, riche en limons, pour faire fermenter les céréales moulues : c’était le premier levain, remontant au moins au IVe millénaire avant J.-C. Pour des peuples qui ne comprenaient pas comment marchait la fermentation, on peut imaginer que voir la pâte lever devait paraître magique. De l’inexplicable au sacré il n’y a qu’un pas : les Égyptiens croyaient que le pain avait été créé par Osiris, dieu du Nil et de la germination.
Le modeste défi de se prendre pour Dieu
5000 ans plus tard, Jésus se fait remarquer lors d’un mariage en multipliant les pains (et en changeant l’eau en vin, mariage oblige). Il déclare être « le pain vivant qui est descendu du ciel ». L’Eglise utilisera le pain lors de la communion, symbole de la mansuétude du Père et du sacrifice du Fils. Les religions étant bien faites, cette denrée céleste, clé de la vie éternelle, est aussi l’aliment du pauvre et la base de ses repas, synonyme du « manger ». « Celui qui vient à moi n’aura jamais faim4 », argumente Jésus, qui sait parler aux foules. Du pain et des jeux, disait-on à Rome, c’est ce qu’il faut pour apaiser le peuple. Et c’est bien le manque de farine qui a mené nombre de Parisien·nes, surtout des femmes, à marcher sur Versailles en 1789 pour réclamer du pain au roi. On connaît la suite...
En plein confinement, quand on vous demande de restreindre votre existence à l’essentiel et où vos jours ne forment plus que la vague brume infinie entourant le plaisir simple de manger, le pain a pris une place cruciale, nous rappelant notre identité. En consommer, c’est bien, mais en faire, c’est mieux. C’est une activité rythmée qui demande du temps et de la disponibilité, éventuellement un effort physique ; elle occupe l’esprit et les mains. Et si le défi est modeste et un accomplissement moins grandiose que d’apprendre l’ourdou, réussir son pain reste nettement plus satisfaisant qu’une overdose de Pépito.
Élevage de bactéries
Surtout, il est toujours aussi fascinant d’observer un simple mélange de farine et d’eau se transformer en levain, même si nous savons désormais comment ça marche, contrairement aux premiers Égyptiens qui utilisaient l’eau bizarre du ruisseau. En quelques heures, la préparation enfle, mute, s’active. Des bulles d’air apparaissent, la mixture s’assouplit et change d’odeur. Dans un contexte kafkaïen comme le
nôtre, normal de tenter une métamorphose. On se prend pour un·e alchimiste, voire un peu pour Dieu, à créer la vie (en pleine perte de contrôle et de moyens, ça fait du bien), même si, en fait, on ne crée rien du tout. On ne fait que dompter et nourrir des microbes qui vont travailler pour nous, des micro-organismes responsables du processus de fermentation.
Car le levain est bien vivant, habité par d’innombrables bactéries et levures qui métabolisent le glucose et le maltose de la farine, produisant de l’acide lactique (d’où la saveur acidulée du levain) et du gaz (d’où la pâte levée). On doit donc « rafraîchir » son levain régulièrement en rajoutant de la farine et de l’eau pour nourrir ce microcosme vorace. Marrant, alors que l’on cherche à tout désinfecter pour tuer le moindre résidu de virus, de lancer un élevage de bactéries chez soi. Mais ces bactéries-là sont sympas, et il faut l’avouer, on commençait à avoir sérieusement besoin de compagnie.
Copains imaginaires
Au-delà de la peur, de la monotonie et de l’angoisse, le confinement a été le siège de la solitude, parfois même en couple ou en famille. Pour ceux qui sont resté·es isolé·es en solo, la chaleur bactérienne a été le seul substitut possible à la chaleur humaine. Si vous trouvez que les colocs idéales sont les cultures de levures et de bactéries comestibles, le kombucha, le vinaigre et le kéfir devraient vous plaire. Nos sens privés d’imprévu ont été chamboulés par la boulange. Après tout, quoi de plus sensuel que de faire du pain ? Sentir, pétrir, goûter, regarder et écouter la croûte craquer. Et puis le pain est l’aliment de la fraternité et du lien social. L’expression latine cum panem, soit « avec le pain », devenue « compain » puis « compagnon », désigne celui avec qui on le partage. Personne pour le rompre avec vous ? Bof, à ce stade-là, vous n’étiez plus vraiment tout·e seul·e dans votre tête.
Confinement, acte II. Nous revoilà dans le pétrin. Cette fois-ci, renouerons-nous avec le pain ? Ça a l’air bien parti. Durant le premier confinement, les ventes de machines à pain ont grimpé en flèche, une hausse de 75 %5 ! Au grand ravissement des fabricants, la hausse continue, jusqu’en cette fin d’année. La marque Panasonic en serait même à plus de 150 % d’augmentation. Vous savez maintenant quoi mettre au pied du sapin.
U1. « L’impact de la crise de la Covid-19 sur la consommation alimentaire en France : parenthèse, accélérateur ou élément de rupture de tendances ? » Étude FranceAgriMer, septembre 2020.
2. « Le premier pain date d’avant l’apparition de l’agriculture », Lemonde.fr, 17 juillet 2018.
3. Évangile selon saint Jean, 6, 51.
4. Évangile selon saint Jean, 6, 35.
5. Cabinet Gfk/Étude Gifam menée par Kantar.