À l’aise thèse
Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. En 2010, le déploiement national du compteur électrique communicant Linky était officiellement lancé par la société Enedis. Aujourd’hui, cet objet apparemment banal soulève t
Linky, générateur de tensions
Causette : Que reprochent concrètement à Linky les acteur·rices de la contestation ?
Aude Danieli : Différentes choses. Beaucoup ont peur des risques sanitaires relatifs aux ondes électromagnétiques. Certains craignent que le compteur, qui quantifie finement les volumes de consommation d’électricité, ne « dévoile » leur intimité. Les données pourraient par exemple révéler le nombre de personnes qui se trouvent dans le domicile et à quel moment de la journée.
D’autres redoutent la disparition des emplois de proximité, comme ceux des releveurs de compteurs ou des techniciens, parce que, avec l’introduction du compteur communicant, de nombreuses interventions peuvent désormais être réalisées à distance par un centre de traitement externalisé. Il y a aussi une contestation de la libéralisation de l’électricité, que les militants considèrent comme un bien commun. Ainsi, Linky se trouve au centre de plusieurs enjeux majeurs : l’environnement, la vie privée, la santé, la relation de services, l’accès aux services essentiels, la recomposition de l’État-providence.
Quelle est l’ampleur de la mobilisation ?
A. D. : Selon le recensement de la société Enedis fin septembre 2016, environ 3 % des clients auraient refusé le compteur à l’échelle nationale. Mais ce chiffre n’inclut pas les très nombreuses personnes, que j’ai moi-même rencontrées, qui ont vu leur compteur installé malgré leur refus. Les militants, eux, recensent plus d’une centaine de comités et entre cinq cents et neuf cents communes anti-Linky. La mobilisation a une dimension territoriale. On ne conteste pas partout de la même façon et avec la même intensité. En Île-de-France, en Bretagne, dans le Sud-Ouest et une partie du Sud-Est, les conflits ont été plus nombreux qu’ailleurs, activés par des acteurs implantés localement – élus, associations, collectifs citoyens, etc.
“Les militants recensent plus d’une centaine de comités et entre cinq cents et neuf cents communes anti-Linky”
Comment la lutte s’est-elle organisée ?
A. D. : D’abord, les couacs du déploiement (dysfonctionnements, accusations d’inefficacité, cas d’incendie) et les régularisations de factures qu’a parfois entraînées le remplacement de compteurs obsolètes ont suscité des controverses et des réclamations de la part des clients. Puis ces éléments, qui faisaient écho à des critiques institutionnelles (de la part d’élus locaux,
de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, etc.), ont été mobilisés et relayés par des militants regroupés en associations et en collectifs. Ils ont « politisé » le compteur et des réflexions plus larges sur nos sociétés se sont engagées : quelle place accorde-t-on à la santé dans une société numérique, comment peut-on mettre en place des outils qui permettent de couper l’électricité à distance alors que la précarité et la pauvreté augmentent, qu’est-ce que la liberté dans une société de surveillance… En agrégeant toutes ces questions, les acteurs de la contestation ont réussi à faire du compteur Linky un objet de scandale et un outil d’indignation collective.
De fausses informations parfois teintées de complotisme alimentent également la fronde.
A. D. : En effet, le débat a été traversé par quelques fausses informations, comme le fait que le compteur Linky aurait provoqué des incendies mortels ou bien qu’il abriterait des caméras-espions. Mon analyse, c’est que les personnes ne croient pas forcément à ces intox. En revanche, elles adhèrent à l’indignation qu’elles suscitent. Si l’on prend l’exemple de la caméra-espion, les gens ne vont pas forcément croire à son existence, mais ils vont se poser la question de la liberté et des données personnelles.
Qui sont les anti-Linky ?
A. D. : On a tendance à caricaturer celles et ceux qui refusent les compteurs communicants, mais les débats qu’ils mènent n’apparaissent ni illégitimes ni irrationnels. On rencontre des profils très variés, il y a des jeunes, des personnes plus âgées, des ruraux issus de catégories sociales modestes, des citadins aisés des Hauts-de-Seine… Ils ont généralement beaucoup réfléchi au sujet de l’énergie et de sa marchandisation, et certains ont acquis de véritables compétences. Certains opposants étaient déjà militants, rattachés à des associations. D’autres n’avaient jamais été engagés et en sont venus à monter des collectifs anti-Linky ou à investir quasiment la moitié de leur temps dans ces questions !
À travers cette lutte, les anti-Linky se réapproprient-ils des espaces politiques et citoyens ?
A. D. : Les réunions publiques qui ont émaillé le territoire sont des espaces d’inclusion et de socialisation. On y va pour parler des compteurs communicants, pour savoir concrètement comment s’opposer à leur installation, mais on discute aussi de bien d’autres enjeux de voisinage. Des militants de longue date et des syndicats m’ont dit avoir été assez surpris de voir participer à ces réunions des personnes plutôt apolitisées, qu’ils essayaient de sensibiliser à d’autres causes depuis des années. Le succès de la mobilisation tient au fait que les citoyens se sentent déçus des politiques environnementales et industrielles.
Ils estiment aussi que leurs voix ne sont pas entendues lors de la mise en place des grands programmes technologiques et scientifiques. Et cela s’ajoute à l’augmentation de la précarité et des inégalités sociales et territoriales. Aujourd’hui, on remarque une hybridation entre les mouvements anti-Linky et les mouvements anti-5G. Une demande générale de sobriété numérique pourrait raviver la mobilisation.
U* « La “mise en société” du compteur communicant. Innovations, controverses et usages dans les mondes sociaux du compteur d’électricité Linky en France », d’Aude Danieli. Thèse soutenue en 2018.