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Alors qu’on n’est pas encore débarrassées de l’inégalité salariale ni des obstacles aux promotions pénalisant les femmes, un autre mur invisible, bien plus insidieux, pourrit le quotidien de beaucoup d’entre nous au boulot : le syndrome d’imposture. Un se
Travail : en finir avec le syndrome d’imposture
Sept ans que Kancou est diplômée d’une école de commerce française et d’une université britannique, deux ans et demi qu’elle est « cheffe de marché » dans une enseigne de meubles, six mois qu’elle refait la déco d’appartements, tout ça en suivant une formation et en tenant un blog artistique. Pourtant, en dépit de ce quotidien de warrior de l’aménagement intérieur, elle est loin de se voir comme la relève de Valérie Damidot. En pleine négociation d’un devis d’envergure, « j’ai commencé à me demander “pourquoi est-ce qu’on devrait me faire confiance ?” ou “est-ce que je ne veux pas aller trop vite ?” », confie Kancou. Comme elle, Clémence « se remet en cause en permanence ». Elle est première collaboratrice de l’un des directeurs des ressources humaines d’une « grande boîte d’aéronautique », à la tête d’une entité de « 35000 personnes à travers le monde ». Elle n’a même pas eu à postuler pour ce job prestigieux. On est directement venu lui offrir. Sa première réaction ? « Il y a erreur, je ne vois pas pourquoi on me propose ça à moi. » Deux ans après, ses collègues la voient « déjà monter » à un grade de cheffe. Elle se dit « non, impossible » et préfère « attendre quelques années ».
Sandi Mann, psychologue
Un concept formalisé dans les années 1970
à la hauteur. « Je leur ai dit : “Je ne pense pas être la fille qu’il vous faut”, souffle-t-elle. Le projet en question avait pourtant beaucoup de sens pour moi et pouvait m’ouvrir des portes pour bosser avec des Youtubeurs ciné que j’adore, mais je n’ai pas pu m’empêcher de me diminuer. » On ne l’a jamais rappelée. Il y a aussi la surcompensation. Ça, Manuella*, cheffe cuistot de 35 ans, connaît bien. Alors que son restau est « plein depuis la première semaine », elle « n’a pas dormi de toute l’année d’ouverture », de peur de ne pas être compétente, et s’est mise à « occuper tout l’espace ». Elle passait « tellement de temps sur le dos de [son] équipe » que ses collègues se sont mis à l’appeler « Maman »…
Le trio bio-psycho-social
« Les études s’accordent pour dire que les femmes ne sont pas forcément plus touchées que les hommes par le syndrome de l’imposteur, prévient Kévin Chassangre. Mais, à cause des stéréotypes sociaux, elles le ressentent de manière décuplée. »
Et, ajoute Élisabeth Cadoche, coautrice du dernier livre sur le sujet, « plus les femmes réussissent, plus elles doutent ».
C’est vrai dans n’importe quel milieu et quel que soit leur rang. Mais le cas des professions dites « qualifiées » (avocat·es, consultant·es, cadres…) l’illustre particulièrement bien. Isabel Boni-Le Goff, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-VIII, en a fait son terrain de recherche. Elle ne parle pas de syndrome d’imposture, mais de « processus de disqualification » ou « d’illégitimité »
largement féminin. En résultent des « dilemmes quotidiens » et une « hyperréflexivité sur l’impression qu’elles pensent donner ». Elle relate de « multiples anecdotes de femmes qui disent s’être déjà précipitées dans une boutique avant une réunion importante pour changer leur apparence, car elles se disaient : “Non, ça ne va pas”. Ou se changer plusieurs fois le matin. Jamais, je n’ai eu de récit pareil de la part d’un homme. »
Mais pourquoi, diable, ces réactions de doute extrême face auxquelles on aurait envie d’entonner un gros « Who run the world ? Girls ! » pour encourager nos paires ? Tout le monde s’accorde pour dire que le phénomène a trois origines. C’est le modèle bio-psycho-social. Kévin Chassangre explique : « Au niveau biologique, certaines personnes sont plus anxieuses que d’autres. Au niveau psychologique, ce sont les croyances limitantes que l’on a intégrées pendant l’enfance. Puis au niveau social, c’est le poids des normes
« n’apprennent pas à intégrer le sentiment de compétence ». C’est donc perdante-perdante !
S’ajoute à cela une sale habitude. Celle de l’« attribution interne ». Le concept vient du psychologue américain David Dunning. Pendant ses cours, il a remarqué que, en cas de pédalage dans la semoule, les étudiants (hommes) ont tendance à attribuer leurs difficultés à des facteurs extérieurs. Le prof est trop sévère ou le partiel est trop dur. Les étudiantes, elles, s’attribuent le problème : elles sont « trop nulles ». Résultat, version adulte, les tests montrent que « quand il s’agit de postuler à un poste pour lequel il y aurait six prérequis, explique Élisabeth Cadoche, une femme qui en remplit cinq ne va pas postuler, tandis qu’un homme qui n’en maîtrisera que quatre se lancera ».
Travail, ton univers impitoyable
Pourtant, syndrome de la bonne élève oblige, « il y a de plus en plus de filles en études supérieures, qui peuvent constater que les meilleures sont… des filles », observe Margot Leclair. De quoi leur donner confiance. Mais « la distinction s’engage dans le monde pro, estime-t-elle. Les femmes passent du cocon universitaire, qu’elles maîtrisent et où elles sont valorisées, à un environnement où elles seront moins bien payées que les hommes… » La fracture est d’autant plus rude qu’« à l’école, ajoute Élisabeth Cadoche, on est tout de suite sanctionné par la bonne note, la preuve qu’on vaut quelque chose. En entreprise, même si vous avez de super résultats, vous n’avez pas nécessairement des félicitations de votre hiérarchie. C’est là que le doute s’immisce ». Des mécanismes peu valorisants auxquels s’ajoute, évidemment, le patriarcat. La sociologue spécialiste du tertiaire, Isabel Boni-Le Goff, l’analyse à travers la notion de « passing ». Il s’agit des pratiques (vêtements, attitude, vocabulaire…) qui permettent de s’identifier comme faisant partie d’un groupe. Le « passing pro, c’est par exemple le fait de passer pour un pro par certains symboles : la veste de costume masculine, la voix qui porte, ce genre de chose », illustre-t-elle. Or – et c’est là que le bât blesse – « le passing pro et le passing féminin vont en sens inverse. Pour être une digne représentante de notre genre, on attend qu’une femme soit douce ». Alors que pour réussir au travail, on attend « des gestes d’autorité ». Pour les femmes, se conforter à l’un amène forcément à être remise en question sur l’autre plan. Et ainsi germe le terreau de doute préparé depuis l’enfance.
Le schéma est si fréquent qu’on commence à bien connaître l’expression « syndrome d’imposture ». Il en vient même à être « galvaudé », tant on l’utilise à toutes les sauces, « sans se référer à sa définition scientifique », souligne Kévin Chassangre. Pourtant, les formations du supérieur ignorent le sujet. Melissa Ziani est coautrice de la première recherche sociologique (et non psychologique) sur le sujet (lire aussi page 35). Dans les écoles de commerce, en particulier, « certains cours portent sur la qualité de vie au travail, mais le sujet n’est jamais soulevé spécifiquement,
relate-t-elle. On travaille sur comment mettre tout le monde à l’aise dans une équipe [coucou, les happiness managers], plutôt qu’interroger l’aspect genré ». À l’université, rapporte Margot Leclair, « on se dit que c’est leur bagage théorique qui arme les étudiantes pour réussir, plutôt que les équiper d’outils concrets pour s’affirmer ».
Il est cependant un biais genré « positif » dans le syndrome d’imposture féminin. Les travaux de Kévin Chassangre et de Sandi Mann montrent que les femmes en parlent plus ouvertement que les hommes. De quoi s’épauler (#Sororité) et s’en délester plus facilement. Eux, résume le magazine Sciences humaines, « se réfugieraient plus souvent dans les conduites addictives (consommation d’alcool) ou chercheraient davantage à éviter les situations stressantes ». Les preux chevaliers du boulot sont de preuses chevalières.
* Le prénom a été modifié.
Margot Leclair, sociologue
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