Causette

Au boulot !

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Laure Pitras, croupière

« Une salle de jeu, c’est du sport, de la testostéro­ne, des insultes et, parfois, des chaises qui volent parce que deux clients s’accusent mutuelleme­nt d’avoir mal joué. « Messieurs, faites vos jeux », ont dit les croupiers pendant des années, tout simplement parce qu’il n’y avait aucune femme parmi les joueurs. Jusqu’en 1984, elles n’avaient même pas le droit de travailler dans un casino. Aujourd’hui, on dit seulement « Faites vos jeux », car la fréquentat­ion s’est féminisée.

J’ai appris les jeux d’argent avec mon père : on pratiquait la passe anglaise avec ses copains et on jouait avec des jetons. Croupier, c’est le seul métier que j’ai toujours voulu faire. J’ai eu le déclic à 16 ans en voyant un reportage à la télé sur une femme qui tenait le casino de Cannes. Après avoir eu un bac L à Avignon, je suis partie en formation au casino de Vittel pendant six mois. Comme c’était gratuit, on était nombreux au début, puis le groupe s’est rapidement réduit en fonction des aptitudes dont on faisait preuve. À la fin, on n’était plus que trois. Aujourd’hui, des écoles proposent des formations payantes de six à huit semaines, ce qui est très court pour maîtriser les jetons. En début de carrière, après vérificati­on du casier judiciaire, le ministère de l’Intérieur nous attribue une carte d’agrément individuel­le, à faire tamponner ensuite par chaque casino où on travaille.

J’ai commencé en faisant des saisons : l’été à la mer, à Cassis, Cagnes-sur-Mer et Dinard ; l’hiver à la montagne, à Saint-Julien-en-Genevois et à Chamonix – mon plus beau casino côté clientèle. Les gens étaient bien habillés, les femmes portaient des colliers de diamants et des talons malgré la neige. On recevait de bons pourboires, des chocolats, du champagne… Comme j’ai beaucoup bougé, je n’ai pas eu d’occasion de monter dans la hiérarchie. Et puis il faut rentrer dans les jeux d’influence, ce n’est pas mon truc. Les croupiers qui montent deviennent chef de table, puis chef de partie, membre de comité de direction, responsabl­e des jeux et, enfin, directeur des jeux.

En mai, cela fera quatorze ans que je travaille au casino d’Aix-en-Provence. Avec 14 tables de jeux, 415 machines à sous et 500 à 600 clients par soir, il fait partie des gros établissem­ents. On propose du golden poker, de l’ultimate poker, du blackjack et de la roulette anglaise. J’ai été embauchée parce que je savais tenir les tables de roulette française, mais malheureus­ement, le casino a arrêté ce

“J’ai eu le déclic à 16 ans en voyant un reportage à la télé sur une femme qui tenait le casino de Cannes”

jeu pour faire des économies : il nécessite cinq employés contre trois pour la roulette anglaise.

Je travaille de 20 heures à 3 heures du matin – jusqu’à 4 heures les week-ends – et en uniforme : pantalon noir, chaussures noires, gilet noir sans manches sur une chemise blanche, lavallière au cou. Le croupier doit faire preuve de discipline au quotidien pour conserver sa dextérité : nos gestes doivent être rapides et beaux à regarder. Il faut aussi une grande capacité de calcul et connaître ses tables de multiplica­tion par coeur pour rendre l’argent immédiatem­ent. Celles de 17 et de 35 présentent le plus de difficulté­s ! Si tu te trompes de 10000 euros dans la somme que tu sors au client, ça a des conséquenc­es… L’argent, pour moi, c’est du plastique tant que le client n’est pas passé à la caisse. Vu le nombre de millions que j’ai brassés en vingt-quatre ans, je suis obligée d’avoir un rapport très détaché à l’argent. L’important pour moi, c’est d’abord de respecter les règles, y compris les soirs où la salle de jeu perd face aux clients. Le pire qui puisse arriver à un croupier, c’est d’être suspecté de vol ou de connivence. On est là pour que la partie se passe bien et on contrôle, tout en gardant le sourire et les yeux partout, au cas où un client essaierait de voler des jetons. Au début, à la roulette, tu as tendance à fixer la bille qui tourne dans le cylindre. C’est justement là que le client va tenter un truc. Il faut observer le tapis, mais aussi la salle entière, analyser l’ambiance, la manière dont les clients bougent. Avec les années, tu développes un flair, tu sens à sa gestuelle qu’un client va essayer de tricher. Ce qui arrive facilement une fois par soir.

Dans les années 1980, les croupiers gagnaient bien leur vie, car les casinos tournaient bien. Aujourd’hui, notre système de rémunérati­on au pourboire n’est plus adapté, les casinos se sont multipliés et la clientèle a changé. L’employeur se sert des pourboires pour nous payer et complète nos salaires uniquement si la cagnotte commune ne suffit pas à couvrir le montant défini par notre contrat. En France, on est la seule profession à travailler comme ça et c’est compliqué, car les clients ne savent pas toujours qu’il faut être généreux ! À Aix-en-Provence, on a négocié pour mettre fin à ce système totalement désuet, et avec mon ancienneté, je m’en sors bien financière­ment.

Dans mon métier, beaucoup de choses étaient mieux « avant ». La modernisat­ion a changé l’ambiance des salles, qui ressemble de moins en moins à un film de James Bond. Le coup de grâce a été la propositio­n de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, d’autoriser les jeux de table électroniq­ues. Cela a même provoqué une grève au casino d’Aix en décembre 2006. Si les gens jouent à la roulette électroniq­ue, on n’a plus besoin d’employés, ni même de casinos en dur, tout sera sur Internet. Cette digitalisa­tion déshumanis­e les jeux. Pourtant, une salle, c’est beau. Même quand il faut gérer des messieurs survoltés. »

“Avec les années, tu développes un flair, tu sens à sa gestuelle qu’un client va essayer de tricher. Ce qui arrive facilement une fois par soir”

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