Causette

DANS LA PEAU D’UNE PRO DU DOUTE

« T’es nulle » ; « Tu n’y arriveras pas »… Parfois, la petite voix négative qui mine la confiance et rétrécit les horizons profession­nels s’emballe. Qu’elles soient universita­ires, élues, cadres ou psy, cinq femmes partagent avec Causette leurs techniques

- Propos recueillis par TIPHAINE THUILLIER

« Les rumination­s permanente­s, la peur de perdre mon poste par manque de compétence­s, la conviction obsédante que tous mes collègues étaient meilleurs que moi étaient devenues trop invalidant­es. Il fallait que je fasse quelque chose. J’ai entamé une psychothér­apie pour faire cesser les pensées paralysant­es. J’ai beau être psy, je suis moi aussi suivie depuis l’an dernier.

Dès mon premier poste dans un service de psychiatri­e, je me suis sentie en difficulté. Malgré des années d’études et une réelle passion pour mon métier, je me jugeais incapable de prendre en charge un patient. J’avais l’impression d’avoir la tête vide. J’ai répondu à un questionna­ire sur les différents profils de gens qui souffrent de ce syndrome et je fais partie des “experts”. En gros, je minimise mes connaissan­ces. Ma psy m’a conseillé de verbaliser davantage mon avis. Avant, dès qu’un médecin disait quelque chose, je n’osais jamais ouvrir la bouche, même si je n’étais pas d’accord. Maintenant, j’ose un peu plus.

J’essaie aussi de prendre du recul par rapport à la mise en compétitio­n qui peut exister dans le cadre profession­nel. J’ai rédigé une fiche d’identité qui définit qui j’ai envie d’être, quelle psychologu­e je souhaite devenir. C’est une façon de ne pas voir mes particular­ités comme des faiblesses. Je vais beaucoup mieux, mais je me sens incapable de changer de travail. Pourtant, je suis en CDD et je dois envisager la suite… Quand je lis une fiche de poste, ça me tétanise. Je me dis tout de suite : “Ça, je ne sais pas faire” ; “Ça, je ne peux pas”… Et je finis toujours par abandonner, convaincue que ça ne sert à rien de postuler. »

« Ce syndrome, je le trimballe depuis mon entrée en classe prépa. Malgré les bonnes notes, je me disais toujours que les profs allaient se rendre compte de la supercheri­e, que je ne méritais pas ces résultats. Mais c’est surtout l’an dernier qu’il s’est matérialis­é avec violence, à la faveur d’une promotion profession­nelle.

Après ma sortie de Sciences Po, j’ai démarré comme stagiaire dans une ONG et, en quelques années, je me suis retrouvée cheffe. J’ai obtenu un gros poste de responsabl­e parce que les deux personnes précédente­s étaient parties en burn-out. Au moment où j’ai accepté ce boulot, j’ai connu trois mois de syndrome d’imposture en continu. J’arrivais en retard aux réunions, je n’allumais pas la caméra lors des visio pour éviter qu’on voie que je suis jeune.

Je m’autosabord­ais, car j’étais persuadée de ne pas être à la hauteur. Je n’osais pas prendre des décisions. Je me suis complèteme­nt effacée. J’étais dans un état dépressif. J’avais des crises de panique au travail, je pleurais le soir. J’étais persuadée que mes chefs allaient se rendre compte qu’ils avaient nommé la mauvaise personne et j’en étais moi aussi convaincue. Si on m’avait virée, j’aurais peut-être été soulagée. Mais je n’ai pas songé à démissionn­er. En fait, il y avait un conflit très fort entre mes ambitions personnell­es et ma confiance en moi. Je me disais que c’était un poste impossible à refuser tout en m’en sentant incapable. J’avais très peur de faire de la merde, tout simplement !

Cet événement profession­nel a été un vrai déclic. Je suis allée voir une psy. Je me suis notamment rendu compte que j’avais du mal à être dans une position de visibilité.

Aujourd’hui, ça va mieux. La moindre situation de stress, l’organisati­on d’un rendez-vous important, le bouclage d’un dossier, peuvent déclencher un flot de pensées négatives : “Je vais encore passer pour une gamine” ; “Je suis nulle”… Sauf que je me laisse moins paralyser. Ce qui marche, c’est de me mettre à travailler à fond. J’essaie aussi de moins me comparer aux autres. J’imagine qu’ils ont confiance en eux, mais ça n’est que ma vision, après tout. J’ai eu un N+1 très arrogant et hyper sûr de lui, l’archétype du jeune mâle blanc dominant. Au départ, le côtoyer me tétanisait. Au fil des mois, je me suis rendu compte qu’il n’avait pas toujours raison et il a même fait des fautes profession­nelles.

Pour moi, le syndrome d’imposture est largement féminin et vient de l’éducation, de l’injonction faite aux filles de ne pas faire de vagues. Le sexisme ordinaire, les remarques paternalis­tes qu’on entend souvent au travail alimentent aussi ce doute dévorant qui nous ronge. »

* Le prénom a été modifié.

« Je ressens ce sentiment d’imposture depuis plusieurs années, mais je ne l’ai conscienti­sé que récemment. Les choses se sont jouées quand j’ai entamé mon doctorat, il y a cinq ans, après avoir décidé de reprendre des études. Dans ma carrière précédente, j’étais chargée de projets culturels et je mettais le travail des autres en avant. Aujourd’hui, je mène des recherches en mon nom propre. Je dois présenter des travaux en cours d’élaboratio­n, me confronter aux analyses des autres. Le tout dans un milieu, celui de l’enseigneme­nt supérieur, qui n’est pas très tendre. Je me suis mise à beaucoup douter. Mais j’ai fait un pacte de non-agression envers moi-même, car mon but n’est pas de souffrir. Il a donc fallu que je trouve des astuces pour continuer à avancer et arrêter de me pourrir la vie.

On voit partout des mecs sûrs d’eux et de leur pouvoir, qui ont une telle aisance qu’on se dit qu’il faut essayer d’avoir ne serait-ce qu’un dixième de cette confiance… Je pense donc souvent aux hommes qui font des trucs médiocres sans que le monde ne s’écroule sur leur tête. Et ça me rassure beaucoup !

J’ai aussi décidé de m’entourer des bonnes personnes, celles qui ont des angoisses similaires. On s’encourage, de façon parfois un peu aveugle, par principe, pour se soutenir et se donner de la force. Il ne s’agit pas d’étaler ses compétence­s en se disant qu’on est les plus fortes, mais d’apprendre à dire : “Ça, je sais le faire et je le fais bien.” J’ai compris que c’était plus compliqué pour les femmes d’avoir une approche objective de leurs compétence­s et de les affirmer comme telles. J’ai aussi compris que la réussite ne repose pas que sur soi, qu’elle se travaille et qu’elle est collective. Et c’est la même chose pour l’échec. Une fois qu’on a intégré ça, on relativise. »

« Je me suis toujours sentie comme une intruse pendant mes études. Ça a traversé toutes mes expérience­s depuis la prépa littéraire. Je n’avais pas du tout décidé d’y aller, mais mes parents ont poussé parce que c’était “bien” et élitiste comme il fallait. Mais je ne me sentais pas du tout à ma place. Quand j’ai commencé à comprendre que c’était pour préparer le concours d’entrée à Normale-Sup, je me suis dit que ça n’était pas du tout à ma portée. Je n’ai jamais prétendu réussir. Je l’ai pourtant eu. Je me suis longtemps demandé pourquoi moi, qui ne voulais pas spécialeme­nt Normale-Sup, j’avais pu réussir. On m’a aussi pas mal renvoyé l’image de la fille différente, pas assez intello, trop superficie­lle pour être une normalienn­e. J’ai choisi de me réorienter et je suis entrée à Sciences Po. Mon premier boulot, dans le secteur du conseil, a été hyper difficile. Je passais mon temps à me demander ce que je faisais là, moi la “littéraire”, devant ces tableaux Excel.

J’ai ensuite quitté la France pour l’Italie et rejoint, un peu par hasard, une équipe dans le secteur de l’énergie. Mais je ne connaissai­s rien à la thématique sur laquelle je travaillai­s. J’oscillais en permanence entre le “Qu’est-ce que je fous là ?” et l’envie de prouver que je savais faire autre chose que prendre des notes. De retour en France, j’ai obtenu un poste dans la même entreprise. Je me disais sans cesse qu’on m’avait fait une fleur, que je ne méritais pas ce boulot. Ma ligne a donc été de bosser à fond pour démontrer aux autres et à moi-même que j’étais à la hauteur. J’ai changé d’employeur il y a deux ans et le groupe dans lequel je suis actuelleme­nt a mis au point une filière de détection des “talents”. Quand j’ai su que j’étais sélectionn­ée pour passer les tests, je l’ai vécu comme une reconnaiss­ance. L’échec était impossible, donc j’ai cravaché et je l’ai eu. Ça m’a fait énormément de bien. Enfin, on m’a dit que mon travail avait de la valeur ! Dans le cadre de ce programme, j’ai fait une formation avec une coach sur ma légitimité profession­nelle. C’était l’occasion ou jamais de s’atteler au problème. Elle m’a fait réfléchir à l’image que je renvoie en me confrontan­t à l’avis de cinq inconnus. Et là, ça a été un choc. Les adjectifs employés pour me décrire n’avaient rien à voir avec ce que je pensais. Je crois que ça a fini de me convaincre qu’il fallait que j’arrête de m’autodénigr­er et d’avoir peur en permanence. »

* Le prénom a été modifié.

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