Le lance-flammes de Chloé Delaume
Je ne suis pas trop du genre tactile. Quand je dis pas trop, c’est vraiment pas. Je n’ai jamais l’idée en premier de prendre mes ami·es dans les bras, et dans les fêtes du monde d’avant, il y avait toujours un moment où on me parlait beaucoup trop près, l’haleine d’autrui se faisant corrosive. On ne me surnomme pas Câlinette mais plutôt Morticia Addams. Alors évidemment, la distanciation physique, faut avouer, je ne la vis pas si mal que ça. Elle m’évite plutôt une corvée.
C’est rencontrer des gens qui me manque. Pas me faire agripper l’épaule, encore moins m’essuyer la joue. La joue, considérée en France comme surface de contact, comme si ça n’avait rien d’intime. Cet étrange rituel social que l’on appelle la bise. Le salut par la bise, qui va de deux à quatre, en fonction des régions. Ça m’a toujours laissée profondément perplexe, le coup du salut par la bise ; tout le temps, partout, collègues, vagues connaissances et parfait·es inconnu·es. Une forme d’embrassade imposée, un geste intime et intrusif. Quasi impossible à refuser, ne pas tendre la joue, ça choque. Pourtant, ça devrait être le contraire. Une amie londonienne me l’avait fait remarquer : la bise, c’est comme se renifler, or les animaux se reniflent pour se reconnaître ou se reproduire.
Les hommes se font rarement la bise entre eux. Par contre, lorsque l’homme fait la bise, il peut manquer de point d’appui et alors sa main glissera directement sur la taille de celle qu’il est en train de saluer. La bise appartient à la panoplie de la séduction à la française.
C’est pour ça que dans le cadre du travail elle peut être une porte d’entrée au harcèlement. Dans les autres pays, on ne se touche pas à ce point, à de rares exceptions près.
Dès la prise de contact, le corps de la femme est accessible. Vous trouvez que j’exagère ? Pensez au nombre de fois où vous vous êtes forcées, sur votre lieu de travail ou dans votre vie privée, vos joues se sont posées contre celle d’une personne que vous n’aviez pas du tout envie d’approcher physiquement. Souvenez-vous du collègue toujours libidineux, du copain de copain de copain dont les lèvres ont ripé, sans compter les dérives en cas d’alcoolémie.
La bise biaise le rapport hommefemme. Il n’y a rien de chaleureux, au mieux, c’est infantilisant. Faites des bisous à un boomer et il vous appellera ma petite. Rapprochement physique imposé, il faut être souriante, disponible.
On parle beaucoup du monde d’après, en utopies égalitaires. Libérer la France du sexisme, c’est la défaire de son folklore. Notre marge de manoeuvre est faible pour en modifier les us et coutumes. Prenons le harcèlement de rue : les réseaux sociaux croulent sous les témoignages, même masquées et en vieux jogging, les filles continuent d’être des proies. Cela étant, nous savions déjà que ce n’était pas nous, le problème. Le problème, il est systémique. Peut-être que refuser ce système, ça commence par serrer la main plutôt que de se plier à la bise. Changer de rituels sociaux, c’est changer de société. Ce sera peut-être au moins ça que 2020 nous aura fait gagner.