Causette

Les sorties du mois

- Hubert Artus Lauren Malka H. A.

C’est le genre de livre qui provoque un bien-être. C’est d’autant plus sciant que ce pavé, huitième roman de Céline Curiol, traite de la dureté du monde, des migrants dans le Paris d’aujourd’hui, des structures de soutien aux défavorisé­s et aussi des jeunes qui cèdent aux sirènes djihadiste­s. Mais voilà : ces Lois de l’ascension ont un sacré rythme. Entre autres car c’est un récit choral, autour de six personnage­s. Voici Orna, journalist­e pour une chaîne d’infos en ligne ; Sélène, sa soeur universita­ire ; Pavel, psychiatre ; Modé, le travailleu­r social ; Hope, la chômeuse ; et enfin, le lycéen Mehdi. Ils vivent dans le même quartier parisien, Belleville. Chacun vient de subir une grande perte.

Certains se connaissen­t, d’autres vont se croiser, se cogner, s’enflammer. L’histoire commence quand Orna veut aider un migrant qui dort au pied de son immeuble, alors que celui-ci est embarqué… Il deviendra le fil de l’intrigue. Laquelle, par l’effet domino de ces microficti­ons entrecrois­ées, forme un tableau psychologi­que et social prenant.

Une fiction comme une caisse de résonnance saisissant­e.

Ude la prochaine aurore ouvre une nouvelle voie chez la grande Louise Erdrich. Cette figure majeure de la littératur­e amérindien­ne depuis plus de trente ans change de braquet pour son seizième roman, qui reprend ses préoccupat­ions habituelle­s, mais façon Margaret Atwood et Cormac McCarthy. Indienne 0jibwa adoptée par des Blancs, Cedar Hawk Songmaker a désormais 26 ans et attend un enfant. Bizarre, car dans le futur proche du livre, une catastroph­e génétique a bloqué la reproducti­on de toute espèce humaine et animale. Le gouverneme­nt américain, avec à sa tête une « Église de la Nouvelle Constituti­on », pourchasse les rares femmes enceintes. Alors, Cedar se planque, puis décide de partir à la recherche de ses vrais parents. Serpentant entre la parabole biblique et la puissance de la résilience, Erdrich compose un somptueux road-movie géographiq­ue et génétique.

ces insensés .» Il y a celles et ceux qui sont né·es ainsi, celles et ceux qui un jour ont déraillé, celles et ceux qui ne guérissent jamais, celles et ceux qui effrayent, celles et ceux qui attendriss­ent. Il y a le personnel soignant, les éducateurs, les surveillan­ts… Et au milieu de tout cela, il y a une romancière. Dans son dernier livre, À la folie, Joy Sorman poursuit le fil d’une oeuvre à la frontière du documentai­re et de la fable, en racontant l’année qu’elle a été autorisée à passer dans un hôpital psychiatri­que. Avec sensibilit­é et discrétion, elle capte les ondes les plus ténues qui circulent entre ces êtres. Sous sa plume, patient·es et soignant·es se mettent à danser pour échapper, corps et âmes, aux règles que la société leur impose pour les « normaliser ». Un livre brillant qui, en nous débarrassa­nt de la « charge écrasante de la vérité », éclaire les parts de nous-mêmes que l’on n’ose jamais regarder.

UULes Lois de l’ascension, de Céline Curiol. Éd. Actes Sud, 848 pages, 25 euros.

L’Enfant de la prochaine aurore, de Louise Erdrich. Éd. Albin Michel/Coll. Terres d’Amérique, 416 pages, 22,90 euros.

À la folie, de Joy Sorman. Éd. Flammarion, 283 pages, 19 euros. Sortie le 3 février.

On appelle cela le « burn out » et il paraît que c’est très grave. Dans son nouveau roman, Ce matin-là, Gaëlle Josse nous aspire dans le tourbillon intérieur d’une jeune femme à bout de nerfs, mais qui n’a rien vu venir. Clara Legendre, élégante trentenair­e au sourire militaire, vient d’être promue au service commercial de sa boîte de crédit. « Ne nous le faites pas regretter », a glissé sa patronne dans un « sourire serpent ». Mais ce matin-là, Clara n’arrive plus à se lever. Son corps, sa voiture, plus rien ne démarre, tout a lâché : « brûlée », « cramée », « carbonisée ». Ses amis, ses amours, sa famille, ses collègues… Plus rien n’a de sens, tout va progressiv­ement s’effriter. Direction la casse ? Peut-être pas. Car derrière le burn out se prépare peut-être un feu de joie ! Avec une pudeur extrême et une patience infinie, Gaëlle Josse, romancière du vertige, nous fait trembler de l’intérieur et frôler la solitude de cette héroïne comme si c’était la nôtre. Un récit minuscule et universel, d’une puissance enivrante. Une prouesse !

UCe matin-là, de Gaëlle Josse. Éd. Noir sur blanc/Coll. Notabilia, 224 pages, 17 euros.

Il y a celles et ceux qui vivent d’amour et d’eau fraîche, et celles et ceux qui vivent « de sel et de fumée ». Question d’énergie. Une caractéris­tique qui ne manque ni à ce premier roman, ni à ses deux protagonis­tes majeurs : Samuel et Lucas. Nous sommes ici en 2013, la loi Taubira se heurte à La Manif pour tous, pour qui la communauté gay est une cible. Lucas s’y heurte souvent, qui milite à Action antifascis­te Paris-banlieue (groupe médiatisé lors de l’affaire Clément Méric). Samuel, lui, est d’une gauche qui vote mais ne s’engage pas. Les deux étudient à Sciences Po. Ils vont se rencontrer, se désirer, s’aimer. Mais quelque chose s’est passé, et Lucas est mort. Subtil, le récit alterne, entre des chapitres au passé – récent –, où le survivant se souvient (les discussion­s, les engueulade­s), et des chapitres sur le deuil toujours impossible. Il est question d’engagement, mais aussi de deux femmes que chacun des garçons aimait aussi. Avant. Aussi rageur qu’émouvant, ce premier roman rappelle ceux de Cyril Collard, il y a trente ans. Pourtant,

Agathe Saint-Maur (pseudo) n’en a que 26. Et signe là un grand roman d’amour.

Ude ses onze romans, la lauréate du Goncourt 2009 a mis en scène des protagonis­tes qui croisaient des fantômes de leur passé. Comme eux, l’héroïne de ce nouveau livre, Me Susane, se demande pourquoi elle croit reconnaîtr­e ce Gilles Principaux, qui, dès la première page, vient lui demander de défendre son épouse, laquelle vient de commettre… un triple infanticid­e. Et pourquoi il l’a choisie, elle, avocate peu expériment­ée, célibatair­e qui s’occupe parfois de la fille de son ex-boyfriend ? Là où beaucoup auraient troussé une histoire qui révèle la clé de l’affaire, Marie NDiaye fait l’inverse : elle zoome sur les rapports sans cesse asymétriqu­es entre les personnage­s. Pour mieux nous montrer l’horrible de cette histoire

– qu’il vous appartiend­ra de voir –, par une écriture aussi belle que précise et incisive.

Uqui a couru jusqu’au poste de police de Roissy le jour de son voyage de noces pour échapper à son mari de quarante ans son aîné. Il y a Sara et Munira, deux soeurs qui ont embarqué dans un avion vers Tbilissi avant de regagner la France, au péril de leur vie. Il y a Selma et Reda, un couple d’amoureux trop libéraux pour s’aimer librement qui décident de s’exfiltrer vers le Canada. Il y a Robin, jeune lesbienne, qui vit dans la rue en Grande-Bretagne, mais préférerai­t mourir que de regagner son pays. Hélène Coutard, journalist­e à Society a rencontré ces femmes saoudienne­s qui, pour échapper aux mariages forcés, à l’interdicti­on de conduire ou à l’impossibil­ité de marcher dans la rue sans un tuteur, n’ont d’autre choix que de tout quitter du jour au lendemain. Une enquête passionnan­te, très humaine, et qui se lit comme un roman.

De sel et de fumée, d’Agathe Saint-Maur. Éd. Gallimard, 240 pages, 18 euros.

La vengeance m’appartient, de Marie NDiaye. Éd. Gallimard, 240 pages, 19,50 euros.

ULes fugitives. Partir ou mourir en Arabie saoudite, d’Hélène Coutard. Éd. Seuil/Coll. Documents, 240 pages, 19 euros. Sortie le 4 février.

depuis Qu’Allah bénisse la France ! en 2004. Auteur, compositeu­r, rappeur et réalisateu­r, Abd Al Malik est définitive­ment un artiste pluriel. Sous-titré Comment faire peuple au XXIe siècle, Réconcilia­tion rassemble sept textes qui sont autant d’interventi­ons, de coups de griffe ou de coeur. Le déclic : le début du procès des attentats de Charlie. Alors qu’il avait juste posté un mot de soutien aux victimes, il s’est vu à nouveau provoqué sur les réseaux sociaux : certains remettaien­t en doute son patriotism­e. À cause de sa religion musulmane, encore et toujours. Chacun de ces textes est donc très récent, et en appelle à tout ce qui peut « contribuer à revivifier culturelle­ment, moralement et spirituell­ement » un récit national métissé, soluble dans notre passé collectif et dans « cette Europe du XXIe siècle ». C’est le récit personnel et polémique d’un artiste qui plaide « avoir été bouleversé aussi bien par Césaire, Spike Lee et Public Enemy que par Camus, les frères Coen et De La Soul », mais aussi Juliette Gréco (dont il fut proche), Édouard Glissant ou le général de Gaulle.

Réconcilia­tion, d’Abd Al Malik. Éd. Robert Laffont, 162 pages, 17 euros.

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