Causette

Les choses de la vie

- Par CATHY YERLE

Mécanique des fluides

Jeanne et moi on est amies d’enfance «à la vie, à la mort» depuis notre premier amour partagé, Léo, le beau gosse du CP. Mis à part Léo, on a aussi partagé les jeux, l’adolescenc­e, les rêves, les premières fois.

On aimait beaucoup la liberté, les mobylettes, les olives aux anchois, la vie qui va vite, qui donne des frissons, se mettre la tête à l’envers, en musique, en joints, en alcool. On a connu beaucoup de fins de soirées épiques, titubantes, on se fichait des matins douloureux, le crâne lourd et la paupière gonflée. On était jeunes, ivres, invincible­s.

Et puis je suis partie ailleurs faire les études, une vie, des enfants. Elle est restée au village. À chaque retour au bled, je voyais Jeanne. Inchangée, toujours libre, sans famille.

À chaque fois, nous avions de nouveau 15 ans, on mettait la musique à fond, on pogotait dans un nuage de fumée en éclusant des litres de bière tout en hurlant les refrains en mauvais anglais.

Mon foie mettait de plus en plus de temps à s’en remettre, mais Jeanne pouvait recommence­r dès le lendemain midi à décapsuler les bouteilles avec son briquet, parce qu’« il faut vite rallumer la chaudière si tu veux continuer à te réchauffer », disait-elle l’oeil brillant. À deux reprises j’avais quand même dû la laisser carpette sur son canapé. Ça l’avait fait rire : «On vieillit, on tient moins bien. La prochaine fois, on fera gaffe ! Bisous. »

Et puis, un jour, j’ai reçu un coup de fil d’un ami commun qui me racontait que Jeanne filait un mauvais coton. Qu’elle ne finissait plus aucune fiesta dignement, qu’elle tremblait le matin et divaguait l’après-midi, qu’elle se fâchait violemment et s’endormait au volant. Alors, je l’ai appelée. Elle bafouillai­t, je lui ai demandé si elle avait bu, elle m’a demandé de quoi je me mêlais, je lui ai dit que j’étais inquiète pour sa santé, elle m’a dit d’aller me faire voir avec mes airs de madame quifait-tout-bien et que je pouvais retourner tranquille­ment à ma petite vie de bobonne prisonnièr­e au foyer. J’ai oublié de tourner sept fois la langue dans ma bouche venimeuse et j’ai répondu que c’était pas une alcoolique qui allait me donner des leçons de liberté.

Elle a raccroché. Je venais de briser notre amitié. Pendant trois ans, Jeanne a fait la morte. J’ai essayé de l’oublier. Mais la nuit, souvent, je l’entendais rire et chanter…

Et puis hier, quelqu’un a sonné à ma porte. Jeanne. Un gros coeur en peluche dans les mains. Elle m’a dit qu’elle avait beaucoup tardé parce que le combat avait été long, que maintenant elle était sobre et qu’elle venait me remercier pour avoir osé la traiter d’alcoolique, que j’avais été son déclic.

On s’est serrées longtemps dans les bras. Après, j’ai envoyé les enfants se coucher et on a mis la musique à fond dans le salon. On a dansé, chanté fort et faux, tout en se gavant de jus de fruit et d’olives farcies aux anchois. Et puis on s’est endormies l’une contre l’autre sur le canapé, la tête sur le coeur en peluche, en se racontant nos vies qui recommença­ient.

C’est la colique qui m’a réveillée. Aujourd’hui promis, j’arrête le jus de fruit.

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Pour son « Germinal », l’auteur de l’immense fresque des « RougonMacq­uart » n’a pas hésité à descendre sous terre en pleine grève des mineurs d’Anzin pour préserver leurs maigres acquis sociaux.

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