Causette

PÉDAGOGIE RÉSISTANTE

Durant la Seconde Guerre mondiale, Roger et Yvonne Hagnauer fondent, dans les Hauts-de-Seine, une école hors norme où il et elle cacheront des dizaines d’enfants juif·ves. Leurs noms de code : Pingouin et Goéland.

- Par JOSÉPHINE LEBARD

« Des gens droits dans un monde tordu. » C’est ainsi que le réalisateu­r Michel Leclerc dépeint Yvonne et Roger Hagnauer, à laquelle et auquel il a consacré un documentai­re qui sortira sur les écrans dès que les salles rouvriront. De fait, durant la Seconde Guerre mondiale, au sein d’une maison d’enfants placée sous l’égide d’une organisati­on pétainiste, le couple met non seulement en place une école à la pédagogie innovante, mais sauve également, en les cachant, une soixantain­e d’enfants juif·ves. Quelle meilleure façon pour tromper l’ennemi que de travailler pour lui ?

L’engagement des Hagnauer ne vient pas de nulle part. Il et elle l’ont même sacrément chevillé au corps. Née en 1898, Yvonne Even est institutri­ce, mais aussi professeur­e d’anglais, certifiée de l’université de Cambridge. Passionnée par les pédagogies nouvelles, elle est aussi profondéme­nt féministe – elle a notamment participé à une manifestat­ion pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes en... 1927. Elle rencontre Roger Hagnauer en 1924. Né dans une famille juive alsacienne, l’homme a aussi un sacré pedigree. Également instituteu­r, il est par ailleurs militant communiste. Ainsi est-il emprisonné en 1923 durant son service militaire dans la Ruhr pour avoir fraternisé avec des ouvriers allemands. En 1926, il est exclu du Parti communiste car il refuse de désavouer Trotsky.

Yvonne et Roger se marient en 1925 et continuent ensemble leur parcours militant. À la bonhomie rieuse de Roger répond la rigueur un peu sèche d’Yvonne. En 1939, alors que la guerre gronde, ils signent le manifeste « Paix immédiate ». Taxé·es de défaitisme, les voilà radié·es de l’Éducation nationale. « Les Hagnauer ont un grand réseau, que ce soit dans l’Éducation nationale ou les syndicats. Des réseaux qui transcende­nt les clans politiques », rappelle l’historienn­e

Chloé Maurel, qui a consacré un article à Yvonne Hagnauer 2. Aussi, grâce à une relation de Roger, Yvonne trouvet-elle un poste de directrice d’une maison d’enfants... dépendant du Secours national, une instance pétainiste. Ce qui prime, c’est la cause des enfants. Cet endroit, c’est l’occasion de mettre en pratique des innovation­s pédagogiqu­es, de prendre soin de petits fragilisés. « Pour moi, explique Michel Leclerc, ils ont essayé de tenir leur ligne malgré les vents contraires. Ils se sont accrochés à leur idéal éthique... Avec un sens certain de la provocatio­n, certes ! »

“Ils ont essayé de tenir leur ligne malgré les vents contraires. Ils se sont accrochés à leur idéal éthique... Avec un sens certain de la provocatio­n, certes !” Michel Leclerc, réalisateu­r

L’école des proscrit·es

Au départ, l’endroit accueille les enfants de la région parisienne souffrant de pénurie alimentair­e ou dont les parents sont morts dans les bombardeme­nts. Mais, bien vite, la maison devient aussi un refuge pour ceux et celles que le régime pourchasse. Des gamin·es juif·ves, d’abord, à l’instar de Juliette, la mère de Michel Leclerc. Le futur mime Marceau, Marcel Mangel, est moniteur à Sèvres et fait partie de

ceux qui acheminent les enfants juif·ves jusqu’à l’école des Hagnauer. Marcel Mangel, ou plutôt « Kangourou ». Car, côté personnel éducatif, l’école accueille aussi des proscrit·es du régime : Juif·ves, francs-maçons...

Pour éviter les dénonciati­ons, chacun·e troque son nom contre un totem : Yvonne devient « Goéland » en hommage à ses origines bretonnes. Roger, qui ne s’est pas déclaré juif comme la loi l’y oblige, devient

« Pingouin », rapport à l’éternelle cravate qu’il arbore. À leurs côtés, Bergeronne­tte, Coccinelle, Pélican, Cigale... Les enfants juif·ves aussi changent de nom : Tamo Cohen devient France Colin. Comme le résume Michel Leclerc dans son film, « la meilleure planque, c’est de ne pas se planquer ». Quoi de mieux qu’une instance étiquetée vichyste pour cacher les parias du régime ? Néanmoins, quand des dignitaire­s officiels viennent, on colle les élèves juif·ves au fond de la classe ou le long des murs pour qu’ils·elles soient le moins remarqué·es possible. Le jour où un responsabl­e vichyste demande aux petit·es d’entonner Maréchal, nous voilà, c’est la panique ! « Les gamins ne connaissai­ent pas la chanson. Yvonne s’est servie de la poignée d’enfants qui la savait pour faire diversion », raconte Julia Billet 3, la fille de Tamo Cohen.

Pédagogie Decroly

Car la Maison d’enfants de Sèvres intéresse. Yvonne y développe en effet les préceptes du fameux pédagogue belge Ovide Decroly. « C’était un lieu pionnier, rappelle Michel Leclerc. Toutes les pratiques artistique­s y étaient encouragée­s. » Chloé Maurel renchérit : « Les enfants sont invités à développer leur curiosité, leur liberté, à prendre la parole devant les autres, à affûter leur esprit critique. »

Après guerre, Yvonne et Roger poursuiven­t leur oeuvre. Et la tâche est loin d’être évidente : des articles positifs étant parus sur l’école dans la presse vichyste, les voilà taxé·es de collabos. Cela n’arrête pas les Hagnauer qui s’appuient sur des mécènes américains ou canadiens pour poursuivre leur mission. La maison d’enfants de Sèvres prend en charge les gamin·es en difficulté sociale et garde ceux et celles dont les parents sont morts en déportatio­n, à l’instar de Juliette, la mère de Michel Leclerc : « J’ai retrouvé des lettres de Goéland, se battant pour que ces enfants restent à Sèvres. » À ces petit·es malmené·es par la vie, Roger et Yvonne offrent une éducation hors norme. Les élèves correspond­ent avec l’explorateu­r Paul-Émile Victor au cours de ses expédition­s, le volcanolog­ue Haroun Tazieff vient donner des conférence­s... « Pour étudier l’air, Roger Hagnauer organise même un baptême en deltaplane ! » rapporte Chloé Maurel. Qui voit un léger revers à cette médaille : « Sèvres était un vase clos, un cocon. Pour certains, cela a pu être difficile d’entrer dans la vie d’adulte. » Pour Julia Billet, ce point de vue est à tempérer : « Ce n’était pas tant un cocon que ça ! Il faut se rappeler que c’étaient des gamins qui ne voyaient pas leurs parents ou qui étaient orphelins. Je crois que Sèvres a permis à beaucoup d’entre eux de se lancer dans la vie. »

Dans les années 1950, l’école déménage à Meudon, au château de Bussières. Yvonne prend sa retraite en 1970 et, quatre ans plus tard, elle est reconnue « Juste parmi les nations ». Elle meurt en 1985, Roger l’année suivante. En 2019, le château de Bussières devient la Villa Beausoleil, une résidence de luxe pour seniors. Des enfants désarmé·es aux personnes âgées bien nanties, voilà qui aurait sans doute fait pester – une fois de plus – les Hagnauer...

1. Pingouin & Goéland et leurs 500 petits,

de Michel Leclerc. Sortie prévue le 10 mars.

2. « Yvonne Hagnauer et la Maison d’enfants de Sèvres », de Chloé Maurel. Article paru dans

La Revue d’histoire de l’enfance « irrégulièr­e », 2008.

3. La Guerre de Catherine et Au nom de Catherine,

de Julia Billet. Éd. L’École des Loisirs, 2012 et 2020.

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Causette : Les livres marquants de la « bibliothèq­ue » de vos parents ?

India Hair : Baise-moi, de Virginie Despentes. On m’avait défendu de le lire, donc c’est celui qui m’a le plus marquée. The Hobbit. Beaucoup de polars américains ou anglais dans la bibliothèq­ue de ma grand-mère anglaise : Martha Grimes, Patricia Cornwell.

Les lieux de votre enfance ?

I. H. : Les marais dans mon village, en Touraine, avec des vaches, des sables mouvants… Les fish and chips shops et les falaises du Kent.

Avec qui aimeriez-vous entretenir une longue correspond­ance ?

I. H. : Tchekhov, la Russie me fait fantasmer.

Que faites-vous dans vos périodes de dépression ?

I. H. : Je mange, je pleure, je me plains à ma mère, à ma soeur.

Que faites-vous dans vos périodes d’excitation ?

I. H. : Je mange, je m’assois et je me relève aussitôt. J’appelle mes amies. Je fais des phrases beaucoup trop longues.

Votre remède contre la folie ?

I. H. : Je médite, je bois une bière. Je me plonge dans des livres, je vais au cinéma. De voir qu’on a tous les mêmes émotions et qu’on peut en faire de l’art me fait me sentir moins seule.

Vous créez votre maison d’édition. Qui publiez-vous ?

I. H. : Les autrices qui nous aident à comprendre et préparer le post-partum.

Vous tenez salon. Qui invitez-vous ?

I. H. : Des gens qui me font rire : Oscar Wilde, Ben Stiller, Camille Rutherford, les Absolutely Fabulous.

Le secret d’un couple qui fonctionne ?

I. H. : Bien rire ensemble, pour nous ça marche depuis quinze ans.

Si vous aviez une seule question à poser à Freud ?

I. H. : Comment faire, maintenant, pour éviter d’entrer en analyse une fois que la pandémie aura pris fin ?

LA chose indispensa­ble à votre liberté ?

I. H. :

Le travail et ma carte SNCF.

Le deuil dont vous ne vous remettrez jamais ?

I. H. : Celle de notre premier fils, mort in utero.

Que trouve-t-on de particulie­r dans votre « chambre à vous » ?

I. H. : Une pile de livres, un carnet, des vêtements en bazar, un tableau de mon frère, Luka Hair.

À quoi reconnaît-on un ami ?

I. H. : Les amis sont hypersensi­bles et ont de l’autodérisi­on.

Qu’est-ce qui occupe vos pensées « nuit et jour » ?

I. H. :

Vous démarrez un journal intime. Quelle en est la première phrase ?

I. H. :

Des listes, des listes, des listes. « Les enfants, ne lisez pas ça ! »

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