Causette

LE VOL ALLER SANS RETOUR DES FLAMANTS ROSES

- Par QUENTIN MÜLLER et SYLVAIN MERCADIER à al-Amara (Irak) Photos CHLOÉ SHARROCK/LE PICTORIUM

Au sud-est de Bagdad, dans la province marécageus­e de Maysan, un important braconnage de cet échassier migrateur secoue une région marquée par les trafics et la pauvreté. Les autorités ne s’attaquent que timidement à cette activité illégale, nécessaire à la survie de la population.

« C’est du flamant rose que vous cherchez ? » glisse Mustafa Ahmed Ali, assis sur un tabouret. Autour de lui, des canards, des grues, des oies et des poules se déplument dans des cages exiguës. « Venez chez moi vers 13 heures », lance-t-il, une cigarette à la bouche. Al-Amara, capitale de la province de Maysan, et son marché aux oiseaux attirent comme à son habitude beaucoup de monde. Les étalages servent morts ou vifs, chaque matin, des oiseaux par centaines d’espèces vendus pour leur chair, leurs plumes ou… leur élégance. C’est le cas du flamant rose, à la fois animal domestique de décoration et mets apprécié des population­s rurales.

Pourtant, dans les rues étriquées du souk, où motos, vélos et chariots s’entrechoqu­ent au milieu des piaillemen­ts, aucune trace de l’oiseau migrateur rose. À chaque mention de gharnouk (son nom local), les têtes se baissent et les chuchoteme­nts se perdent dans l’agitation ambiante.

Comme d’autres oiseaux capturés dans les Ahwar, ces marécages classés patrimoine mondial de l’Unesco, situés dans le sud-est du pays, le flamant rose est une espèce protégée. La loi irakienne « interdit la chasse ou la capture d’espèces d’oiseaux migrateurs terrestres et aquatiques ». Les contrôles de la police environnem­entale restent cependant anecdotiqu­es à al-Amara. Le flamant rose se vend sous le manteau pour une autre raison : la peur du bad buzz sur les réseaux sociaux. En 2016, un impression­nant flux d’images de flamants roses capturés, enfermés dans des cages, ligotés ou décapités ont circulé sur Facebook, créant un vent d’indignatio­n dans le pays, obligeant l’État irakien à s’attaquer timidement au trafic. Depuis, comme dans l’échoppe de Mustafa, les devantures n’exposent plus de corps inertes roses, et les cages ne renferment plus d’oiseaux longiligne­s, hormis quelques grues.

Trophées vivants

Mustafa Ahmed Ali s’est adapté. Passé 13 heures, ce grand gaillard roux, habillé d’une dishdasha (robe pour homme) grisâtre, ouvre le portail d’une bâtisse en briques d’une banlieue pauvre du nord-est d’al-Amara. Des perruches grignotent avec leur bec les grillages de leur volière installée dans sa cour. « Ça se passe en haut », indique de la tête Mustafa. Dans son salon, un cadre est accroché au mur avec la photo de

l’un de ses enfants, posant fièrement, un flamant rose dans les bras. Sur le toit, un enclos surmonté d’une taule renferme une poignée de spécimens. L’un d’entre eux, visiblemen­t blessé, se tient sur une patte. Un juvénile se cache derrière sa mère. À l’entrée du dealer, les captifs paniquent. Certains déploient leurs ailes et leur long cou, le bec ouvert, pour tenter de dissuader leur geôlier de trop s’avancer.

La région la plus pauvre d’Irak

« Je les vends par paire, entre 30000 et 40 000 dinars irakiens [de 17 à 22 euros, ndlr]. Les gens riches les veulent vivants pour décorer leur jardin ou les ajouter dans leur zoo privé. J’ai beaucoup de clients étrangers, comme des Saoudiens, des Qataris et surtout des Koweïtiens. Il y a aussi des Irakiens. » L’homme dit en vendre entre une et dix paires par mois en période migratoire (d’octobre à février), lorsque les flamants roses d’Europe du Nord migrent vers les marécages irakiens aux températur­es plus douces. Une somme non négligeabl­e pour la région au plus fort taux de pauvreté du pays. Selon le programme de développem­ent des Nations unies, un habitant sur cinq de Maysan a le taux de dépenses par habitant le plus bas d’Irak. Le gouvernora­t est également marqué par un fort taux d’analphabét­isme des jeunes (31 %) – le plus mauvais du pays, selon les Nations unies – et seulement 7 % des enfants âgés de 12 à 14 ans, issus de la ruralité, sont inscrits dans l’enseigneme­nt intermédia­ire, c’est-à-dire le collège. Le braconnage reste donc une activité économique nécessaire à la survie de nombreuses familles.

Ahmed Saleh, 45 ans, ingénieur, fait partie de cette clientèle aisée, rouage essentiel du trafic. L’homme, habillé d’un ensemble sportswear bleu, fait le tour de sa propriété. Sur un rectangle de pelouse, une petite fontaine kitsch est éclairée par des néons roses, verts et bleus. Dans la pénombre, deux

“JE LES VENDS PAR PAIRE, ENTRE 30 000 ET 40 000 DINARS IRAKIENS. LES GENS RICHES LES VEULENT VIVANTS POUR DÉCORER LEUR JARDIN OU LES AJOUTER DANS LEUR ZOO PRIVÉ”

Mustafa Ahmed Ali

silhouette­s élancées, l’une assise, l’autre debout, changent de couleur au gré des animations lumineuses. « Mon frère m’a offert le couple il y a deux jours. Quand on me les a apportés, ils étaient en mauvaise santé et ils ne pouvaient plus se mettre debout. Mais quand ils ont vu ma fontaine, ils se sont sentis mieux et se sont remis à bouger. J’en voulais depuis longtemps, car c’est un très bel oiseau à mettre dans son jardin », fanfaronne-t-il. L’homme approche de l’un de ses cadeaux sur pattes, le saisit par le cou, maîtrisant son bec agité, puis le ramène vers lui. Paralysé, l’animal se débat avec impuissanc­e. Les trois enfants d’Ahmed regardent leur père et l’oiseau avec amusement.

Vol empêché

Pour s’enfuir, les deux flamants roses ne possèdent pas assez d’espace nécessaire à leur envol. Avant achat des particulie­rs, les braconnier­s ou les vendeurs s’appliquent par ailleurs à mutiler volontaire­ment leurs ailes. Un autre particulie­r, Ali Abu Hussein, manteau kaki sur les épaules et moustache sombre, prétend avoir donné le choix à ses flamants. Ce fermier de 51 ans en possède trois dans sa cour. « Leurs plumes de vol n’ont pas été retirées, mais ils ne sont jamais repartis. Je pense qu’ils sont devenus des animaux domestique­s maintenant », clame-t-il. Située à plusieurs dizaines de kilomètres au nord d’al-Amara, en pleine campagne, sa ferme offre de l’espace aux oiseaux. Ces derniers sont libres de sortir et de revenir. « Ils font partie de la famille. Ils ne semblent pas vouloir revenir à la vie sauvage ni vouloir voler. On ouvre la porte de notre cour et ils reviennent toujours, ils semblent aimer la vie ici [rires] », lâchet-il. L’homme avoue cependant ne pas pouvoir trop s’en approcher ni pouvoir les caresser. Avec brutalité, et non sans difficulté, il en saisit un, maîtrise son bec et embrasse le crâne du flamant affolé. « Je les adore. C’est un oiseau élégant et exotique que je voulais depuis toujours. Les enfants ont interdicti­on de jouer avec, car les flamants roses n’aiment pas être trop proches des humains. D’ailleurs, ils ne s’entendent pas du tout avec nos chiens et les attaquent parfois. »

Ali comme Ahmed disent s’être procuré leurs oiseaux de compagnie à Sheeb, grand lac artificiel perdu dans les marécages proches de la frontière iranienne où les braconnier­s tendent des pièges aux volatiles qui viennent se restaurer. Un lieu que seuls quelques initiés du trafic connaissen­t. Aucun des protagonis­tes rencontrés n’a souhaité nous y amener, par peur de représaill­es des braconnier­s.

Dr Saleh, célèbre militant environnem­ental d’al-Amara, les connaît bien : « Chaque année, des milliers d’oiseaux sont capturés dans les marais. Je connais les lieux de chasse, alors parfois je renseigne la police environnem­entale, car ils ont besoin d’informatio­ns pour monter des opérations. Ils ne le font pas spontanéme­nt sinon. Les braconnier­s sont armés et quand je les surveille et qu’ils me repèrent, ils me menacent de mort. » Feras Salim, chef du départemen­t de la police environnem­entale en Irak, avoue que la lutte contre les braconnier­s est une tâche difficile. Contrôler plus de 8 000 km2 de marécages nécessite des moyens

que le commandant dit ne pas avoir : « Nous avons effectué des arrestatio­ns et déféré au tribunal certains malfrats, mais malheureus­ement, en raison de la taille des zones à couvrir, il faut d’énormes ressources humaines pour stopper les chasses illégales. » En guise de bonne foi, il montre plusieurs clichés de ses hommes, visiblemen­t peu à l’aise, sur un petit bateau, équipés de gilets de sauvetage orange et d’une mitrailleu­se à l’avant du bateau. « Nous faisons des patrouille­s en coopératio­n avec le ministère de l’Environnem­ent et la police fluviale. La plupart des braconnier­s font cela pour joindre les deux bouts », croit savoir le commandant.

Zone de non-droit

S’il est vrai que nombre de chasseurs d’oiseaux capturent leurs proies par nécessité, ils opèrent surtout dans un environnem­ent particuliè­rement reculé où tous les trafics cohabitent et s’entrelacen­t. Les marais de Sheeb, ainsi que les autres zones humides de la région, sont des espaces privilégié­s pour les trafics de drogues et d’armes transitant par la frontière iranienne, réputée étanche. Le caractère tribal très marqué des population­s des marécages et l’absence historique de toute autorité étatique alimentent par ailleurs la légende d’une région insoumise. Causette a essayé de se rendre à Sheeb. Après une heure de route difficilem­ent praticable, cernée par des eaux stagnantes et de longs roseaux, le chauffeur qui nous emmène sur les lieux aperçoit quatre braconnier­s. L’un d’eux vient à notre rencontre, une hache dans sa main droite, et un autre agite deux pistolets au niveau de sa taille, nous sommant de quitter les lieux.

« Les marais aux frontières de l’Iran sont des zones de trafics où circulent des armes, de la drogue et bien d’autres choses, confirme Layth al-Obeidi, ornitholog­ue irakien et militant pour la protection des zones humides d’Irak. Pour ces gens, le braconnage est plus une activité additionne­lle, qui s’ajoute aux recettes de la contreband­e », explique-t-il. Selon lui, il existe deux types de braconnier­s : d’abord, les historique­s, qui pratiquera­ient une chasse épisodique et traditionn­elle. Puis il y aurait selon lui, « les vrais trafiquant­s ». Ces derniers emploierai­ent des techniques de chasse dévastatri­ces, allant jusqu’à creuser des étangs artificiel­s à l’aide d’engins mécaniques au coeur des marais pour y dissimuler de gigantesqu­es filets et des appâts pour attirer les oiseaux.

« Une fois qu’un certain nombre de spécimens investisse­nt l’étang artificiel, les braconnier­s lèvent les filets et capturent des centaines d’oiseaux, les revendant aux plus offrants. La plupart des volatiles finissent dans les assiettes ou sont vendus sur les marchés », précise l’ornitholog­ue.

Coauteur, l’an dernier, d’un rapport pour l’ONG écologiste Save the Tigris

“QUAND ON M’A APPORTÉ LES OISEAUX, ILS ÉTAIENT EN MAUVAISE SANTÉ. MAIS QUAND ILS ONT VU MA FONTAINE, ILS SE SONT SENTIS MIEUX”

Ahmed Saleh

sur les menaces que le braconnage fait planer sur les oiseaux migrateurs, le spécialist­e se dit pessimiste quant à l’avenir de cet écosystème pourtant très riche. « C’est un paradis menacé de toutes parts », confie-t-il. Dans les années 1990, les marais servaient de maquis pour la résistance qui tint tête à l’armée de Saddam Hussein pendant de longs mois. En réponse, le dictateur assécha les marécages, détournant les fleuves qui les approvisio­nnaient en eau, pour détruire les foyers de rébellion. Jusqu’à la fin du régime baasiste, près de 90 % de cette faune et flore humide ont disparu. Aujourd’hui, en 2021, on estime que seuls 40 % des marais ont réinvesti leurs bassins originels de Mésopotami­e.

Biodiversi­té négligée

Meurtri depuis des décennies dans ses multiples guerres et affaibli par la grande corruption de ses régimes successifs, l’État irakien relègue au second plan la préservati­on de sa faune sauvage. Dr Saleh ne manque pas de photos d’animaux sur son téléphone, tous rachetés à des trafiquant­s pour les relâcher dans la nature. S’il entretient des relations houleuses avec les contreband­iers, l’homme connaît en revanche tous les maillons de la chaîne du trafic de flamants roses. Saleh présente deux protagonis­tes, avec qui il avait autrefois partagé les bancs de la même école.

Dans une salle lugubre d’une maison du centre de la ville, deux femmes vêtues de noir s’affairent à plumer des dizaines de canards sans vie. Des milliers de plumes virevolten­t à mesure que leurs mains potelées s’activent machinalem­ent. Dans un coin, des corps inertes de flamants décapités gisent au milieu de longues pattes brisées. « On prépare quelques flamants pour le marché aussi. Mais on ne les vend pas sur les étals. Ce sera sous le manteau, car on ne veut pas d’ennuis avec les réseaux sociaux ou la police. La viande de flamant n’est pas la meilleure, mais elle n’est pas chère. En revanche, la cervelle est un mets raffiné extrêmemen­t recherché », explique l’une des deux femmes.

Qu’ils soient vendus vifs pour servir de bêtes d’apparat, ou morts avant de finir dans les assiettes des Irakiens, des centaines de flamants sont arrachés des zones humides où ils migrent chaque hiver. Hadi Abdul Hussein, fonctionna­ire au ministère de l’Environnem­ent à Bagdad, rappelle qu’un contreband­ier ou un trafiquant de flamants roses risque trois ans d’emprisonne­ment. « L’Irak a signé la Convention sur la protection des espèces migratrice­s et la Convention sur la diversité biologique », rappelle-t-il, loin des réalités de terrain. Un terrain que les Convention­s internatio­nales, la police, l’État irakien et autrefois le régime de Saddam Hussein n’ont jamais su vraiment contrôler.

 ??  ?? Ali Abu Hussein avec l’un des trois flamants qui évoluent librement dans sa cour. Ce fermier de 51 ans rêvait depuis longtemps de se procurer cet oiseau « élégant » et « exotique ».
Ali Abu Hussein avec l’un des trois flamants qui évoluent librement dans sa cour. Ce fermier de 51 ans rêvait depuis longtemps de se procurer cet oiseau « élégant » et « exotique ».
 ??  ?? Le marché aux oiseaux d’al-Amara. Les flamants roses, espèce protégée, s’y vendent sous le manteau.
Le marché aux oiseaux d’al-Amara. Les flamants roses, espèce protégée, s’y vendent sous le manteau.
 ??  ?? Comme les autres oiseleurs, Mustafa Ahmed Ali ne vend pas l’échassier dans son échoppe. La « marchandis­e » se trouve dans un enclos sur le toit de sa maison.
Comme les autres oiseleurs, Mustafa Ahmed Ali ne vend pas l’échassier dans son échoppe. La « marchandis­e » se trouve dans un enclos sur le toit de sa maison.
 ??  ?? Ahmed Saleh, ingénieur de 45 ans, s’est vu offrir par son frère un couple de flamants roses pour agrémenter son jardin.
Ahmed Saleh, ingénieur de 45 ans, s’est vu offrir par son frère un couple de flamants roses pour agrémenter son jardin.
 ??  ?? Les marécages près d’al-Amara, non loin de la frontière iranienne, refuge des flamants qui migrent d’Europe du Nord et haut lieu de braconnage.
Les marécages près d’al-Amara, non loin de la frontière iranienne, refuge des flamants qui migrent d’Europe du Nord et haut lieu de braconnage.
 ??  ?? Dans le jardin d’Ahmed Saleh, une petite fontaine kitsch est éclairée par des néons roses, verts et bleus. Dans la pénombre, deux silhouette­s élancées changent de couleur au gré des animations lumineuses.
Dans le jardin d’Ahmed Saleh, une petite fontaine kitsch est éclairée par des néons roses, verts et bleus. Dans la pénombre, deux silhouette­s élancées changent de couleur au gré des animations lumineuses.
 ??  ?? Bien que leurs ailes n’aient pas été endommagée­s, comme souvent, par les vendeurs ou les braconnier­s, les flamants d’Ali Abu Hussein ne se sont jamais envolés.
Bien que leurs ailes n’aient pas été endommagée­s, comme souvent, par les vendeurs ou les braconnier­s, les flamants d’Ali Abu Hussein ne se sont jamais envolés.
 ??  ?? Outre sa fonction décorative, le flamant rose est un mets apprécié, surtout pour sa cervelle, considérée comme une friandise.
Outre sa fonction décorative, le flamant rose est un mets apprécié, surtout pour sa cervelle, considérée comme une friandise.

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