Reportage
Inde : exploitées jusqu’à l’utérus
Dans le centre-ouest de l’Inde, des milliers de coupeuses de canne à sucre sont victimes d’hystérectomies abusives. Pour le grand bénéfice des médecins, à qui ces coups de scalpel assurent des revenus juteux, mais aussi de leurs employeurs, qui peuvent ainsi faire cravacher ces « sugar girls » sans interruption. Un scandale auquel le gouvernement et les ONG tentent, difficilement, de mettre fin.
Sur les routes de Beed, un district de l’État du Maharashtra, dans le centre-ouest de l’Inde, un flot incessant de camions marque le début de la saison de la récolte tant attendue. Chaque année, à la mi-octobre, des milliers de travailleur·euses agricoles sont ainsi transporté·es des quatre coins du district jusqu’à la sugar belt indienne. Cette région transversale au sud du Maharashtra regroupe le plus gros des plantations de canne à sucre du pays, premier producteur mondial de sucre avec plus de 30 millions de tonnes par an. La saison de la récolte, qui dure six mois, mobilise plus d’un million de travailleur·euses migrateur·rices partout en Inde, Beed étant largement en tête.
Dans les remorques qui se traînent lourdement à l’arrière des camions, des dizaines de visages, tour à tour brûlés par le soleil et frappés par les dernières gouttes de mousson, s’épuisent au gré d’un voyage pouvant durer plus d’une semaine. Pendant des mois, ils et elles vont travailler d’arrache-pied dans des conditions plus que précaires pour des salaires de misère.
Mais en mai 2019, un autre scandale porté par l’ONG Tathapi, petit organisme local qui défend la santé des femmes, éclate dans les médias. Depuis plusieurs années, des associations de la région ont relevé un taux anormalement élevé d’hystérectomies (ablation totale de l’utérus) chez ces travailleuses saisonnières. Alerté, le gouvernement régional effectue une enquête de terrain en 2018, qui révèle que sur deux cents femmes du district travaillant aux champs 36 % ont subi une ablation de l’utérus, alors que, d’après un recensement précédemment réalisé en 2016, la moyenne en Inde s’établissait à 3,2 %. Sur les cinq premiers mois de 2019, la proportion avait déjà atteint 21 %. À cette même date, en trois ans, environ 4500 ablations avaient été faites à Beed et aux alentours. Pourquoi ? Parce que chaque année, des centaines de femmes, parfois très jeunes, subissent des hystérectomies sans que cela soit justifié, sous la pression de médecins mal intentionnés, désireux de générer du profit grâce à ces opérations juteuses. Le tout organisé avec la complicité des mukadams – contremaîtres dans les plantations –, qui poussent les travailleuses dans cette voie afin qu’elles n’aient plus leurs règles et puissent cravacher sans s’arrêter. Quand ils ne se voient pas promettre des commissions par les médecins pour chaque femme envoyée se faire opérer, ce sont eux qui avancent l’argent de l’opération aux familles en appliquant des taux d’intérêt scandaleusement élevés.
Consultés pour des problèmes de santé bénins (mal de dos, douleurs articulaires, règles abondantes), les médecins abusent de ces patientes issues de milieux défavorisés, analphabètes pour la plupart et victimes d’un profond tabou vis-à-vis de leur corps, en leur faisant croire qu’elles sont malades (risque de cancer essentiellement) et que l’opération est indispensable. Seule motivation pour ces praticiens opérant en toute légalité dans des cliniques et hôpitaux privés : l’appât du gain. En effet, l’intervention peut coûter jusqu’à 52000 roupies (600 euros) : une fortune pour ces travailleuses précaires qui paient donc à prix d’or et de leur poche une opération qui les mutile irréversiblement…
Pour Manisha Tokle, activiste pionnière de Beed qui défend corps et âme les travailleuses agricoles de la région depuis plus de quinze ans, la pratique serait apparue dès les années 1980, avec la privatisation du secteur médical. « Auparavant, l’avortement et les césariennes étaient des opérations considérées comme lucratives, mais elles sont dorénavant prises en charge par les hôpitaux publics, aussi les médecins privés se sont rabattus sur l’hystérectomie pour générer du profit. »
Priti Gupta, qui milite pour l’accès gratuit à la santé, fait partie de celles et ceux qui ont dénoncé publiquement le phénomène en mai 2019. L’air las, face à une bataille qu’elle sait perdue d’avance, elle ne mâche pourtant pas ses mots. « Cette pratique abusive n’est ni plus ni moins que l’échec de tout un système. S’il y avait des infrastructures médicales publiques satisfaisantes, le secteur privé n’en viendrait pas à l’exploitation de ces failles. » Pour elle, le coupable principal n’est autre que l’État et sa négligence du secteur public qui n’inspire plus confiance aux patientes alors contraintes de se tourner vers les infrastructures privées, lieu de tous les abus.
Pas de protection sociale
Il est d’autant plus facile d’abuser de ces travailleuses que de tous les métiers de l’agriculture – secteur qui représente plus de la moitié de l’économie indienne –, celui du ou de la coupeur·euse de canne à sucre demeure le moins réglementé, car il relève de l’économie informelle. Ces travailleur·euses ne disposent donc d’aucune protection sociale, alors que la nature même de leur activité les expose de surcroît à de nombreux problèmes de santé.
Car non seulement ces hystérectomies n’ont pas lieu d’être, mais, en plus, elles sont le plus souvent mal réalisées et suivies de complications, les femmes étant contraintes de reprendre le travail presque immédiatement après l’opération. C’est ce qui est arrivé à Vandana, 30 ans, opérée à
“Depuis l’opération, je m’évanouis, j’ai des douleurs quotidiennes. Je me bats constamment avec ma santé. Mais je dois continuer de travailler pour survivre, je n’ai pas le choix”
Asha, 29 ans, opérée à 27 ans
22 ans. « Après une saison de récolte et un accouchement dans les champs, j’avais mal aux articulations et des règles abondantes. Mon médecin a décrété que je risquais un cancer de l’utérus. J’ai pleuré de peur et accepté de réaliser l’opération le jour même. Mais, finalement, mes problèmes de santé n’ont fait qu’empirer… » Trois mois après l’opération, Vandana est prise de douleurs chroniques au dos et à la nuque, tandis que son corps, affaibli, ne lui permet pas de retourner dans les champs la saison de récolte suivante. Son récit résonne avec tous les autres témoignages entendus dans la région de Beed. Des douleurs, une consultation dans une clinique privée et la peur, toujours la peur, qui pousse les femmes à accepter cette opération irréversible.
Drapée d’un sari bleu, éclat de couleur parmi le patchwork vert des champs alentour, Ravindra, 26 ans, opérée quatre mois plus tôt, raconte : « J’ai consulté un médecin dans un hôpital privé il y a cinq mois, après avoir eu des saignements excessifs et des douleurs. Après avoir fait des échographies, il m’a dit que j’avais une tumeur de 5 centimètres et que je devais être immédiatement opérée. » En apparence, tout semble justifier cette intervention dans cette clinique privée. Pourtant, lorsqu’à notre retour en France ce dossier est mis entre les mains du Dr Ghada Hatem, gynécologue-obstétricienne à l’hôpital Delafontaine, en Seine-Saint-Denis, le diagnostic est tout autre : « C’est un utérus parfaitement sain, il n’y a aucun doute. Il n’y avait pas besoin d’opérer. » Son verdict sera le même, formel, en analysant deux autres dossiers de jeunes femmes opérées en Inde, que Causette s’est procurés.
Employeurs et usuriers
Asha, 29 ans, ne connaît que trop bien la route des champs, elle qui coupe des cannes à sucre depuis ses 14 ans, année de son mariage. Visage mince encadré de bijoux d’or, un corps si frêle qu’on peine à imaginer qu’il puisse répondre à l’exigence physique des plantations. À 27 ans, elle vient consulter dans une clinique privée pour des problèmes gynécologiques, on lui enlève finalement l’utérus. Une opération qui marque le début d’un long calvaire. « Après mon opération, mes points de suture se sont infectés et j’ai eu de nombreuses complications. Mais mon médecin n’a jamais voulu me recevoir de nouveau en consultation. » Alitée durant trois mois, Asha est incapable de retourner travailler dans les champs et chute dans une spirale infernale où s’entremêlent détresse médicale et financière. Elle en sortira éreintée, ne pesant plus que 34 kilos, tandis que ses complications lui coûteront environ 25000 roupies (environ 290 euros), une somme qu’elle se voit contrainte d’emprunter à son employeur à qui elle doit déjà 30000 roupies (345 euros) pour l’intervention. Il faudra deux ans pour qu’Asha et son mari parviennent à rembourser ces sommes. « Depuis l’opération,
je m’évanouis régulièrement, j’ai des douleurs quotidiennes. Je me bats constamment avec ma santé, c’est épuisant. Mais je dois continuer de travailler pour survivre, je n’ai pas le choix. »
Pour la plupart des femmes victimes, la cicatrice striant leur ventre est la seule trace de cette machination. Rares sont celles qui se sont vu remettre un dossier médical après l’opération. Et sans ces dossiers, sans échographie à l’appui, impossible d’attester de la réelle nécessité de l’hystérectomie.
Malgré tout, les activistes locaux tentent sans relâche de faire comprendre à ces milliers de femmes, une par une, qu’elles ont été victimes et combien il est important de faire entendre leur voix afin que cessent ces abus. Et peut-être, un jour, obtenir réparation… C’est le cas de Manisha Tokle, l’activiste de Beed, en déplacement ce jour-là à Kasari Bodkha, bourgade de trois cents âmes, qui fait partie de ces villages « sans utérus » où le taux d’hystérectomies dépasse les 30 %. À l’abri des regards, dans une bicoque aux murs ternis, une quinzaine de coupeuses de canne à sucre échangent autour d’un chaï encore bouillant. Éclats de rire dans les volutes de fumée, tumulte de saris colorés, l’atmosphère chaleureuse ne parvient cependant pas à faire oublier que toutes ont été mutilées. Manisha Tokle agite les feuilles de l’épais dossier dans lequel elle consigne tous les récits de ces femmes afin de leur faire prendre conscience de ce qu’elles ont subi. Une tâche difficile face à ces femmes issues des castes les plus basses, qui peinent déjà à croire qu’elles disposent des droits les plus basiques.
Aucune sanction
Pris à parti par la presse indienne, qui se fait le relais des ONG à l’origine du scandale, le gouvernement a fini par céder à la pression. En juin 2019, un comité d’État est formé et se voit chargé de mettre en place des solutions pour tenter de faire reculer ces pratiques abusives. Parmi ses membres, le Dr Ashok Thorat, chirurgien de l’hôpital public de Beed. Dorénavant, tout médecin d’une infrastructure privée du Maharashtra doit obtenir son accord avant de pratiquer une hystérectomie. Néanmoins, trois mois après la mise en place de cette mesure, le Dr Thorat ne parvenait toujours pas à citer une seule sanction concrète envers les médecins qui auraient enfreint cette règle. Son autorisation est certes obligatoire, « mais il n’existe aucun moyen de vérifier qu’elle soit bien respectée », avoue-t-il, gêné. Encore à ce jour, les mesures du comité restent au stade de simples recommandations et ne concernent que le seul État du Maharashtra. Un simple écran de fumée face à une pratique bien huilée qui sévirait bien au-delà du district de Beed.
Dans un ultime soupir, Priti Gupta conclut notre entretien : « Il y a trop d’acteurs fautifs, c’est très difficile de coordonner une solution… Tous les États du pays devraient être surveillés. » Pour Kalal Jain, coordinatrice de l’ONG Masum – qui défend les droits des femmes dans la région –, « le patriarcat et l’ignorance sont en grande partie responsables de cette pratique. Il faudrait apprendre aux femmes à connaître leur corps, les sensibiliser à la sexualité afin de contrer les abus des docteurs ».
Mais deux ans après les révélations des ONG, la situation reste globalement inchangée : dans les cliniques, les scalpels des hommes continuent de mutiler les femmes au nom du profit, tandis que les machettes de travailleuses privées d’utérus s’abattent inlassablement sur les cannes à sucre. Jusqu’à l’épuisement.
“C’est un utérus parfaitement sain, il n’y a aucun doute” Dr Ghada Hatem, gynécologue-obstétricienne à l’hôpital Delafontaine (Seine-Saint-Denis), en examinant le dossier médical de Ravindra (ci-contre).