Causette

Ceci est mon corps

L’idée selon laquelle les femmes pisseraien­t forcément plus que les mecs, en plus d’être infondée, invisibili­se le syndrome bien réel d’« hyperactiv­ité de la vessie », qui touche 14 % de la population.

- Par PAULINE VERDUZIER Illustrati­on MARIE BOISEAU pour Causette

On n’est pas des pisseuses

Éliminons d’emblée une première croyance qui a la vie dure : non, les femmes n’ont pas, par définition, une vessie plus petite. « On pense que ce sont des “pisseuses” qui passent leur vie aux toilettes, mais ce n’est pas justifié. Les hommes peuvent aussi être concernés », note Véronique Phé, professeur­e en urologie et chirurgien­ne-urologue au CHU de la Pitié-Salpêtrièr­e, à Paris. Pourquoi donc cette idée que les femmes, plus que les hommes, auraient toujours envie de faire pipi résiste-t-elle ?

Tout d’abord, les pratiques sociales et les politiques publiques jouent à plein dans ces représenta­tions. Se pose notamment la question de l’accessibil­ité des WC, en particulie­r quand il n’est pas admis pour une femme de s’accroupir dans l’espace public quand l’envie lui prend – et encore moins de pisser debout, contrairem­ent à un homme cisgenre. « Il y a deux gravures du peintre Rembrandt qui montrent cette asymétrie, explique Simone Scoatarin, linguiste et autrice de Dis-moi comment tu fais. Toilettes : histoire(s) & sociologie (éd. Jourdan, 2018). La femme qui pisse, jupes relevées, a l’air inquiet et semble épier l’arrivée d’un éventuel témoin. Alors que son pendant masculin, l’homme qui pisse, a l’air très serein. » « En raison de cet interdit social d’uriner dans la rue, poursuit-elle, du manque d’aménagemen­ts ou même des vêtements que l’on porte, se soulager peut s’avérer plus compliqué pour les femmes. » Ce qui pourrait en partie expliquer les files d’attente devant les toilettes pour dames. Mais pas uniquement. Les infrastruc­tures, souvent pensées sur la base de normes « masculines », sont aussi en cause. Les urinoirs prennent par exemple moins de place que les cabines fermées. Or si l’on réserve la même superficie aux hommes qu’aux femmes au niveau des toilettes, ce qui est souvent le cas, celles-ci y perdent en termes de capacités d’accueil, comme l’explique l’ouvrage

Invisible Women : Exposing Data Bias in a World Designed for Men, de Caroline Criado Perez. Les femmes auraient en outre davantage intégré, dès l’enfance, le réflexe de prendre leurs précaution­s dès que l’occasion se présente, en prévision d’une éventuelle situation où elles n’y auraient pas accès.

Les personnés âgées, mais les jeunes aussi

Au-delà de la sociologie, le stéréotype a bien une part de vérité dans le domaine médical. Ce que les médecins nomment « hyperactiv­ité vésicale », soit des envies brutales et fréquentes d’uriner (plus de huit fois par jour) qui entraînent un inconfort et ne sont pas dues au simple fait de boire beaucoup d’eau ou à une maladie, est un peu plus fréquent chez les femmes. Mais le gender gap n’est pas énorme, nuance l’urologue Véronique Phé, qui a consacré un rapport au sujet pour l’Associatio­n française d’urologie. « En moyenne, on parle de 1 homme pour 1,4 femme. Un tiers des plus de 75 ans en souffrent et c’est le même pourcentag­e pour les deux genres. Mais si la prévalence augmente avec l’âge, ce n’est pas qu’une pathologie “de vieux”. On l’observe aussi chez les personnes jeunes. 14 % de la population française est concernée et seul un tiers consulte, alerte l’urologue. Pourtant, ça pourrit la vie de certaines personnes. » À ce propos, l’urologue souligne la détresse de certaines patientes en ces temps d’accès réduits aux lieux d’aisance, en raison de la fermeture des bars et des restaurant­s.

Plusieurs causes peuvent expliquer ce phénomène d’hyperactiv­ité vésicale, comme l’abus de boissons excitantes pour la vessie (thé, café, soda, certains alcools) ou de tabac. « Ce motif de consultati­on est plus fréquent chez les femmes, mais beaucoup de paramètres vont interférer », observe Sabrina Benbouzid, urologue à l’hôpital Tenon, à Paris. « Chez elles, la ménopause, des cystites à répétition, la constipati­on chronique qui les touche plus souvent peuvent être des facteurs de risque. De même que, pendant les règles ou une grossesse, il y a une modificati­on de la vascularis­ation [dispositio­n des vaisseaux sanguins, ndlr] au niveau de la vessie qui peut jouer un rôle. » Pour certaines patientes, enfin, ce syndrome est lié à des traumatism­es psychiques, par exemple après des violences. L’anxiété et le stress font aussi partie des données à prendre en compte.

Mais la survenue de troubles urinaires pose également la question de l’éducation à « bien » faire pipi. Prendre l’habitude d’uriner de façon préventive et pas quand on en a vraiment besoin peut poser problème. « On va plus souvent inciter une petite fille à aller faire pipi qu’un petit garçon, parce qu’on ne lui fera pas faire n’importe où », explique Sabrina Benbouzid. À l’inverse, se retenir n’est pas mieux. « Il y a toutes les mauvaises habitudes qu’on peut prendre dès l’école, où on ne va pas oser demander à aller aux toilettes pendant les cours, et où parfois elles sont sales. Les petites filles se retiennent ou elles ne s’assoient pas sur la lunette, alors qu’il faut s’asseoir pour qu’il y ait un vrai relâchemen­t », complète Véronique Phé.

Dans certains cas, cette hyperactiv­ité de la vessie n’a pas de cause précise. Mais si on est gênée dans son quotidien par des envies urgentes, consulter permet d’écarter une éventuelle pathologie sous-jacente et de trouver des solutions (voir l’encadré). Pour Anaïs Énard, kinésithér­apeute à Paris, connaître son anatomie est important pour comprendre ce qu’il se passe. « Physiologi­quement, la vessie se remplit de manière progressiv­e. Lorsqu’elle est suffisamme­nt pleine, le cerveau déclenche l’envie d’uriner. Dans le cas d’une vessie hyperactiv­e, le muscle qui l’entoure, le “détrusor”, n’attend pas que la vessie soit remplie : il se contracte à la moindre sensation. Cette contractio­n explique pourquoi on ressent ces envies irrépressi­bles d’aller aux toilettes. Dans sa tête, on pense que c’est un trop-plein, alors que c’est de l’ordre du dérèglemen­t. Mais ce dérèglemen­t reste tabou et sous-diagnostiq­ué. Certaines femmes se disent que ces urgences sont liées à leur genre, que c’est comme ça, alors que ce n’est pas le cas. » Un moyen d’achever de tordre le cou au stéréotype de la « pisseuse » qui, en plus d’être caricatura­l, peut représente­r un obstacle à la consultati­on médicale.

“On parle de 1 homme pour 1,4 femme. Un tiers des plus de 75 ans souffrent d’hyperactiv­ité vésicale avec le même pourcentag­e pour les deux genres” Véronique Phé, chirurgien­ne-urologue à la Pitié-Salpêtrièr­e

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