Causette

La foirfouill­e de l’Histoire

Alors que les femmes de la Grèce antique ont longtemps été cantonnées à la sphère domestique, il y eut un moment privilégié, sur l’île de Lesbos, où l’éducation des filles fut aussi complète que celle des jeunes hommes. Avec « l’école » de la célèbre poét

- Par DÉBORAH LISS

Lesbos, 600 av. J.-C. : les master class de Sappho

Nous sommes entre les VIIe et VIe siècles avant notre ère, autour de - 600. C’est l’époque archaïque, avant Platon et la période classique (510-323 av. J.-C.). À Lesbos, une petite île de la mer Égée, tout près de l’actuelle Turquie, Sappho, jeune femme cultivée, poétesse et joueuse de lyre, est régulièrem­ent invitée par les grandes familles et institutio­ns de la cité pour chanter ses vers lors de fêtes, de mariages et de cérémonies officielle­s.

Mais elle dirige aussi un choeur de jeunes filles dans la cité de Mytilène, capitale de l’île, une sorte d’école où ces dernières apprennent à composer des vers, chanter, danser, jouer de la musique… Intégrer cette école, c’est le must. Âgées de 12 à 15 ans, ces jeunes filles aisées viennent de toute l’île mais aussi de régions plus éloignées – comme Sparte ou les cités grecques de la côte asiatique – pour suivre l’enseigneme­nt de Sappho. Comme le rappelle l’historienn­e Marie-Jo Bonnet : « A cette époque, les filles peuvent encore voyager. Ce sera moins le cas dans la période classique. »

Sappho est une des rares femmes poètes à enseigner. D’ailleurs, les jeunes étudiantes ne sont pas légion dans la Grèce antique. Si la cité de Sparte leur offre un enseigneme­nt jusqu’à l’âge adulte (principale­ment assuré par un homme, le poète Alcman), ce n’est pas le cas à Athènes, par exemple. « En tout cas, nous n’avons pas de source qui en atteste pour cette époque-là », précise Sandra Boehringer, maîtresse de conférence­s en histoire grecque à l’université de Strasbourg (Bas-Rhin).

À Lesbos, donc, Dika, Atthis et une dizaine d’autres jeunes filles* découvrent tout ce qui touche à la musique, des premiers vers au rythme de la lyre. Le top du top, pour l’époque. « À ce moment-là, la société est musicale. C’est LA compétence à avoir pour réussir socialemen­t, explique Sandra Boehringer. La musique donnait accès au savoir, à la connaissan­ce. »

La plupart des adolescent­es quittent leurs familles pour intégrer « l’internat », tandis que d’autres rentrent tous les soirs chez elles, traversant l’île de long en large. Ainsi commence leur ouverture au monde, au propre comme au figuré. « L’enseigneme­nt de Sappho se passait très probableme­nt en extérieur », indique Sandra Boehringer. Après avoir appris des danses ou des chants et s’être entraînées pendant des semaines, « les jeunes se mêlaient aux rituels civiques et religieux de la cité, par exemple pour honorer une divinité », raconte la chercheuse.

“Pour Sappho, l’érotisme entre jeunes femmes les préparait à la vie” Sandra Boehringer, maîtresse de conférence­s en histoire grecque à l’université de Strasbourg

S’émanciper par la poésie

Cette éducation représenta­it un moment très important dans la vie des jeunes filles, qui accédaient alors à « une agentivité, c’est-à-dire une capacité à prendre une place et à agir dans la société », selon Sandra Boehringer, qui estime que « dans ces sociétés que l’on dit trop vite misogynes, la place des femmes était reconnue. Ces jeunes filles chantaient devant un public mixte. Leurs performanc­es en public étaient acceptées ». Sappho transmet aux jeunes filles les mythes et légendes, les origines des

traditions et des cérémonies, et les encourage à échanger, à débattre. En clair, « elle ne leur apprenait pas à devenir des épouses soumises ! » souligne Marie-Jo Bonnet. Car si le mariage reste incontourn­able pour tous et toutes les jeunes grec·ques, la poétesse tient à instruire de « futures épouses cultivées », comme l’explique Sylvie Queval dans Femmes pédagogues : de l’Antiquité au XIXe siècle (éd. Fabert, 2008). « La poésie donne à l’adolescent­e une prise sur sa vie », ajoute Sandra Boehringer.

Par la suite, dès le Ve siècle, filles et garçons auront une éducation semblable jusqu’à 7 ou 10 ans (seulement !), selon les cités. À Athènes, « les garçons seront formés pour devenir soldats et défendre leur patrie », indique Sandra Boehringer. Pour les jeunes femmes, « ce sera l’enfermemen­t dans le gynécée », affirme Marie-Jo Bonnet. L’enseigneme­nt de Sappho ne célèbre donc pas l’union et la maternité. Elle leur préfère de loin l’amour ! La poétesse lyrique transmet en effet à ses élèves le goût des chants érotiques. « Elle considère que l’éveil à l’amour et à la sensualité fait partie de sa charge de maîtresse de choeur », explique Sandra Boehringer. Ces chants faisaient partie intégrante des performanc­es dans la cité. « On pouvait donc chanter des fictions d’amour homo-érotiques en public », rappelle la chercheuse.

Une “liberté du désir”

Car la poésie de Sappho célébrait surtout les amours entre femmes. Quoi de plus naturel alors pour les jeunes filles en formation de développer une certaine philia érotique entre elles, ou d’évoquer des élans amoureux pour leur cheffe de choeur ? Ses poèmes évoquent des relations entre élèves, mais aussi l’amour qu’elle a pu porter à certaines d’entre elles ou les conseils qu’elle pouvait leur apporter pour supporter la peine d’une séparation. « Cette liberté du désir était particuliè­re à Sappho », estime Marie-Jo Bonnet. « Pour elle, l’érotisme entre jeunes femmes les préparait à la vie », ajoute Sandra Boehringer.

Cette paideia (éducation) des jeunes filles (de l’aristocrat­ie) à Lesbos a fini par disparaîtr­e, sans que l’on sache exactement combien de temps elle a duré, faute de sources. Selon Marie-Jo Bonnet, cette période privilégié­e pour les filles était « exceptionn­elle », car ensuite, c’est l’éducation des jeunes hommes qui fut considérée comme primordial­e. Même si Sandra Boehringer tempère en pointant que la recherche actuelle étudie d’autres cités où les femmes auraient eu davantage de liberté : « Des inscriptio­ns, des témoignage­s nous laissent penser que les femmes pouvaient parfois jouer un rôle dans la sphère publique, comme la riche notable Archippè de Kymé, ou d’autres femmes qui avaient un pouvoir religieux ou économique. En fait, même si des inégalités existaient dans cette société, les femmes parvenaien­t à avoir une certaine présence publique. » Sappho de Lesbos en est le meilleur exemple.

* Dika, élève de Sappho (éd. Autrement, 1999) et L’Homosexual­ité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine (éd. Les Belles Lettres, 2007), de Sandra Boehringer.

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 ??  ?? Sappho et Alcée (1881), peinture à l’huile de Lawrence Alma-Tadema. Sappho, assise, fait face au poète Alcée de Mytilène à la cithare.
Sappho et Alcée (1881), peinture à l’huile de Lawrence Alma-Tadema. Sappho, assise, fait face au poète Alcée de Mytilène à la cithare.

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