La pépite
d’Olivier Bourdeaut
Chaque mois, un auteur, une autrice, que Causette aime, nous confie l’un de ses coups de coeur littéraires.
Être amoureux d’une femme qui n’existe pas est la version la plus convenable de l’adultère. Je fréquente Holly Golightly deux heures tous les deux ans. Depuis quelques années, je m’autorise même à le faire devant ma femme. Cela ne la dérange pas le moins du monde, car elle aussi est amoureuse d’Holly. Nous partageons les mêmes sentiments mais pas le même support amoureux. J’aime Holly couchée sur du papier. Suzon aime Golightly allongée sur un écran. J’aime Breakfast at Tiffany’s, elle aime Diamants sur canapé. On peut aimer la même personne de deux façons différentes.
Lorsque j’ai rencontré Holly, je vivais dans une chambre de bonne, j’avais 27 ans et je commençais tout juste à nourrir l’idée absurde de devenir écrivain. Comme le narrateur dans la peau duquel je n’ai eu aucun mal à me glisser par le biais d’une phrase, d’une clé, qui m’a permis de lui voler sa place « pour devenir l’écrivain que je rêvais d’être un jour ». C’est la magie de la littérature d’offrir une nouvelle vie en quelques mots.
Holly s’est présentée à moi, nue sous un peignoir, par la fenêtre, en pleine nuit. Un de ses prétendants, ivre et terrifiant, venait de lui mordre l’épaule. Elle s’est permis de critiquer mon logement ; de manger mes pommes, d’en jeter une par la fenêtre ; de boire mon whisky ; de m’affirmer qu’il fallait être vieux pour être écrivain ; que de toute manière elle ne s’intéressait qu’aux hommes de plus de 42 ans ; qu’elle rendait visite tous les jeudis à Sally Tomato, à la prison de Sing Sing pour lui transmettre des bulletins météo du genre « neige à Palerme, ouragan à Cuba » ; de me dire qu’elle cherchait une colocataire soit stupide, soit lesbienne ; de m’attribuer le prénom de son frère ; de pleurer sur mon épaule, de m’engueuler, puis de bondir pour disparaître par la fenêtre.
Le lendemain, sous une carte de visite de « Miss Holiday Golightly, voyageuse », accompagnée d’excuses, de remerciements et de la promesse de ne plus m’embêter, se trouvait un luxueux panier de fruits exotiques. « Si, je vous en prie, embêtez-moi. » Encore et toujours.
Petit Déjeuner chez Tiffany (Breakfast at Tiffany’s), de Truman Capote, traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot. Éd. Folio, 288 pages, 11,50 euros, 1998 (édition originale : 1958).