Les fruits du scandale
Pourquoi des photographies d’aliments sont-elles aujourd’hui qualifiées de « pornographiques » ? C’est à partir de cette interrogation que l’essayiste Nathalie Helal s’est penchée sur les relations troubles qui unissent le sexe et la nourriture. Tout commence par une pomme…
Nathalie Helal, essayiste et journaliste spécialisée dans le domaine culinaire, s’est intéressée aux rapports entre l’érotisme et la gastronomie. Dans son livre Même les légumes ont un sexe*, elle raconte l’histoire tumultueuse qui les lie et explique la symbolique des aliments. Pour Caussette, elle analyse les effets de la libération de la parole des femmes sur la représentation de la nourriture.
Causette : Le début de cette grande relation passionnelle entre le sexe et la nourriture, pour vous, c’est une histoire de pomme.
Nathalie Helal : Évidemment, c’est le mythe fondateur, l’histoire de la pomme croquée par Adam. Issue de l’arbre de la connaissance, elle est associée pour toujours au péché originel : une fois qu’ils eurent mangé le fruit, Adam et Ève « connurent qu’ils étaient nus, ils cousirent des feuilles de figuier et s'en firent des pagnes » [Genèse III, 7, ndlr]. C’est un fruit à la fois tout à fait ordinaire et hautement symbolique ! On peut parler, entre autres, de la pomme d’amour, confiserie qu’on trouve dans les fêtes foraines aujourd’hui, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec celle du XVIIIe siècle, dont parle Maurice Lever dans son Anthologie érotique [Robert Laffont, 2004]. C’était alors une petite boule en forme de pierre dont « la vertu en était si efficace, qu’introduite dans le centre du plaisir, elle entrait dans la plus vive agitation et causait à la femme tant de volupté qu’elle était obligée de la retirer avant que l’effet en cessât […] »
Vous dites que c’est la mode du food porn (lire p. 58) qui vous a donné envie de creuser le sujet. Une fascination ?
N. H. : Non, un agacement plutôt ! Au début, quand l’expression est apparue, en tant que journaliste gastronomique, j’étais à la fois agacée et intriguée, je ne voyais pas trop ce que des photos de plats pouvaient avoir de « pornographique ». Mais je n’avais pas vu les bonnes photos ! En me plongeant dans les sites dédiés et les comptes Instagram, j’ai découvert des burgers suintants, tout ce gras, des sauces… En effet, il y avait quelque chose d’obscène, qui rappelait la brutalité de la pornographie. J’ai commencé à m’intéresser à cette relation trouble et, très vite, je me suis aperçue que le sujet était bien plus vaste. Il n’y avait aucun livre là-dessus… j’ai foncé ! J’ai parcouru les domaines de l’histoire, de la langue, de la culture, de la société, c’était un travail aussi imposant qu’excitant.
Votre livre a été publié en 2018. Trois ans plus tard, y ajouteriez-vous d’autres considérations ?
N. H. : Sans aucun doute ! Aujourd’hui, notre société est plongée dans une période de passion culinaire, que j’associe à la libération de la parole des femmes. En effet, depuis #MeToo, cette libération avance toujours, on dénonce de plus en plus les harcèlements, les agressions, les crimes sexuels, on permet aux victimes de s’exprimer et c’est une grande avancée. Mais cette avancée fait peur et s’accompagne pour certains d’une sensation de diabolisation de la sexualité, le fameux « on ne peut plus rien dire ou faire ». J’ai l’impression que c’est en réponse à cela qu’on subit ce flot d’images de plats, d’aliments, de recettes, dans tous les médias, sur tous les réseaux, même sur TikTok on trouve des recettes minute ! Comme si l’alimentation offrait une sorte de compensation libératoire, un domaine où tout est permis, où on peut « se gaver ».
Au cours de vos recherches, quels sont les végétaux dont les pouvoirs vous ont particulièrement surprise ou charmée ?
N. H. : J’ai été particulièrement amusée de constater à quel point les herbes, celles pour lesquelles « D. se décarcasse », sont de sulfureux aphrodisiaques ! La sarriette, par exemple, dont le nom latin est « herbe à satyre ». La légende raconte que sur le mont Olympe, la nymphe Laura en faisait prendre à son amant, le satyre Anos, sujet aux pannes sexuelles. La sarriette était un symbole de virilité et de luxure, à tel point qu’elle était interdite dans les jardins des monastères. Et – ce n’est pas un végétal, mais c’était une surprise – j’ai aussi été stupéfaite de découvrir que Richelieu était un adepte du Viagra de son époque, et faisait fabriquer en France des pilules composées d’extraits de mouche cantharide. Efficaces mais redoutables pour la santé, voire mortelles. Ces bonbons étaient baptisés « pastilles à la Richelieu ».