Ci-gît l’orgie
Nous avons toutes et tous en tête des images d’opulents banquets romains, véhiculées par le cinéma ou par les albums d’Astérix. L’orgie nous apparaît comme la célébration des plaisirs de la chair, dans une société antique libérée des carcans moraux. Mais
Les historiens romains ont décrit avec précision de somptueux festins organisés à Rome par certains empereurs comme Caligula, Néron ou Élagabal. C’était une véritable débauche alimentaire. Un interminable menu constitué de plats étonnants : de la vulve de truie farcie, des têtes de perroquets, des langues de paons, des cervelles de flamants roses… Le tout trempé ou mijoté dans une sauce aigre-douce à base de poisson, appelée garum, sorte de nuoc-mâm antique1.
Apicius, grand cuisinier qui vécut au Ier siècle, nous a transmis son livre de recettes intitulé De re coquinaria, ou L’Art culinaire. On raconte que les festins étaient sa seule raison de vivre. Ruiné, il finit par se suicider, préférant la mort à la frugalité ! Au cours des banquets, tous les sens devaient être satisfaits. On brûlait des parfums. On répandait des pétales de rose sur les convives. Des danseuses aguichantes se déhanchaient au son des flûtes et des tambourins. De jolis garçons maquillés servaient à boire. Il y en avait pour tous les goûts. Nourriture et érotisme se conjuguaient à la table des puissants Romains. Ces orgies étaient tout de même exceptionnelles, réservées aux très riches citoyens et à la cour de certains empereurs.
L’écrivain latin Suétone (début du IIe siècle) raconte que Caligula faisait l’amour devant ses invités, avec des femmes qui prenaient place sur son lit de banquet. Les Romains dînaient en position couchée. Ce qui facilitait ces interludes érotiques. Caligula n’avait qu’à lever la main lorsqu’il apercevait une femme à son goût. Il l’appelait comme on commande un plat prêt à consommer.
Hommage à Dionysos
Mais l’orgie antique revêtait aussi une dimension religieuse. Le terme orgia, d’origine grecque, désigne au départ une célébration du culte de Dionysos, ou Bacchus, dieu de la fête et de l’ivresse. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les fastueux banquets organisés à Alexandrie par la reine Cléopâtre et son amant Marc Antoine, au Ier siècle avant notre ère. Le couple avait fondé une sorte de club, dit « Amimétobie », c’est-à-dire de ceux qui mènent « une vie inimitable », dont les membres étaient censés vivre comme des dieux et des déesses. Les divinités de l’Olympe leur servaient de modèles. Cléopâtre se comparait à Aphrodite, ou Vénus, déesse de l’amour, tandis que Marc Antoine jouait le rôle de Dionysos. La reine et son amant vivaient dans un luxe inouï, à la recherche du plaisir à
CHEZ CLÉOPÂTRE ET MARC ANTOINE, LA SUCCESSION DE FÊTES ET DE REPAS SOMPTUEUX DEVAIT PERMETTRE AUX AMANTS D’AFFIRMER LEUR STATUT QUASI DIVIN
tout prix, symbole du dépassement de la condition humaine, ainsi que le signifiait leur association. L’orgie permanente, la succession de fêtes et de repas somptueux, décrite par l’auteur grec Plutarque (environ 45-125 de notre ère), dans La Vie d’Antoine, devait permettre aux amants d’affirmer leur statut quasi divin.
“Vade retro, Satana !”
Ces évocations antiques d’orgies romaines sont à l’origine de nombreux fantasmes, alimentés (c’est le cas de le dire !) à notre époque par le cinéma : péplums plus ou moins érotiques mettant en scène Cléopâtre ou Caligula, ou encore le Satyricon, chef-d’oeuvre de Fellini (1969). Ce film orgiaque a lui-même inspiré Goscinny pour ses images de festins dégoulinants de sauce, dans Astérix chez les Hélvètes, en 1970.
Il ne faut cependant pas se méprendre sur la signification des descriptions de festins par les auteurs antiques. Sans être fausses, elles peuvent être soupçonnées d’exagération, car les historiens en question ont un point de vue moral, et condamnent ces « débauches ». Les comportements de Marc Antoine ou de Caligula sont dénoncés comme indignes de leur fonction. Ils devraient savoir se contrôler et dominer leurs appétits alimentaires et sexuels.
La christianisation de l’Empire romain ne fera que renforcer cette perspective morale « antidébauche ». On en trouve un bel exemple dans l’oeuvre de saint Augustin (354-430). Dans le Seizième Sermon, pour la décollation de saint Jean-Baptiste, l’évocation du banquet d’Hérode Antipas, gouverneur de la Galilée, vers l’an 29, et de ses amoncellements de victuailles souligne la gloutonnerie extrême des convives. S’y ajoute l’idée d’une luxure qui serait tout entière l’oeuvre de Satan. Hérode Antipas demande à sa petitenièce Salomé d’exécuter une danse érotique au cours du repas, promettant de lui donner en échange tout ce qu’elle voudra. La jeune fille maléfique, après avoir exhibé sa poitrine lors d’une danse effrénée, exige, pour salaire de ses charmes, la tête de saint Jean-Baptiste servie sur un plat. Plus que jamais, plaisirs alimentaires et érotiques se rejoignent en une seule et même condamnation.
Les historiens qui étudient l’alimentation à travers les âges parlent de « fait alimentaire »2, dans la mesure où la nourriture permet de saisir les mentalités d’une époque. Manger n’est pas un acte anodin : le repas s’inscrit dans un cadre social codifié. Les plats ne sont pas consommés uniquement pour leur valeur nutritive ou gustative, mais aussi comme des symboles déterminant le statut social du consommateur. Ainsi, les riches peuvent se persuader euxmêmes de l’excellence de certains mets ou de boissons réputées raffinées, non par goût réel, mais d’abord parce que ces choix alimentaires leur permettent d’affirmer leur appartenance à l’élite.
Les Romains qui se croyaient importants et distingués s’obligeaient ainsi à consommer avec ostentation les plats les plus prestigieux à leurs yeux. Du pur snobisme ! Satyricon, roman satirique du Ier siècle (dont s’est inspiré Fellini pour son film), attribué à l’écrivain latin Pétrone, se moque de cette stratégie de distinction par le banquet (lire l’encadré p. 43). Trimalcion, antihéros et figure du parvenu, organise des festins dans le seul but d’épater ses invités et d’affirmer son rang. Ce ne sont pas les plats qui comptent à ses yeux, mais l’argent qu’il a pu dépenser. Pétrone rapporte ainsi des agapes au cours desquelles on sert aux invités un grand porc rôti. Le cuisinier accompagne ce plat spectaculaire, puis « saisit un couteau, frappe au ventre de-ci de-là
LA JEUNE FILLE MALÉFIQUE, APRÈS AVOIR EXHIBÉ SA POITRINE LORS D’UNE DANSE EFFRÉNÉE, EXIGE, POUR SALAIRE DE SES CHARMES, LA TÊTE DE SAINT JEAN-BAPTISTE
d’une main encore mal assurée. Ce ne fut pas long : des plaies béantes, entraînées par leur propre poids, se précipitent en avalanche des guirlandes de saucisses et de boudins ».
Plat du jour avec supplément fellation
Si des repas somptueux eurent lieu à l’époque romaine, ils ne concernaient qu’une partie infime des habitants de l’Empire. On ne peut donc pas dire que l’orgie était une tradition antique, d’autant plus que les sources, comme nous l’avons vu, sont unanimes pour condamner ou ridiculiser ces pratiques. L’immense majorité de la population devait se contenter d’un régime plutôt frugal, à base de légumes, de bouillies de céréales et de galettes accompagnées de fruits. La viande était plutôt rare dans les demeures modestes.
En ville, les ouvriers, artisans et commerçants pouvaient prendre des repas rapides dans des thermopolium, sortes de fast-food, dont un beau spécimen vient d’être découvert à Pompéi. Pour un plat du jour, au Ier siècle, il fallait débourser 2 as, soit environ 6 ou 7 euros. Parmi les serveuses se trouvaient des prostituées qui proposaient au client, pour 2 as supplémentaires, une fellation dans l’arrière-boutique ou à l’étage de la gargote3. Ainsi, si l’orgie romaine correspond à une réalité largement fantasmée de nos jours, l’association entre sexe et nourriture était en revanche relativement banale dans les tavernes populaires, au pied du Vésuve, il y a 2000 ans.
1. L’Empire romain par le menu, de Dimitri Tilloi d’Ambrosi. Arkhê éditions, 2017.
À la table des Anciens. Guide de cuisine antique,
de Laure de Chantal. Éd. Les Belles Lettres, 2007.
2. La Nourriture et nous. Corps imaginaires et normes sociales, de Christine Durif-Bruckert. Éd. Armand Colin, 2007.
3. Les Femmes et le sexe dans la Rome antique,
de Virginie Girod. Éd. Tallandier, 2013.
Le Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité, de Christian-Georges Schwentzel. Éd. Payot, 2019.