Causette

Ci-gît l’orgie

Nous avons toutes et tous en tête des images d’opulents banquets romains, véhiculées par le cinéma ou par les albums d’Astérix. L’orgie nous apparaît comme la célébratio­n des plaisirs de la chair, dans une société antique libérée des carcans moraux. Mais

- Par CHRISTIAN-GEORGES SCHWENTZEL

Les historiens romains ont décrit avec précision de somptueux festins organisés à Rome par certains empereurs comme Caligula, Néron ou Élagabal. C’était une véritable débauche alimentair­e. Un interminab­le menu constitué de plats étonnants : de la vulve de truie farcie, des têtes de perroquets, des langues de paons, des cervelles de flamants roses… Le tout trempé ou mijoté dans une sauce aigre-douce à base de poisson, appelée garum, sorte de nuoc-mâm antique1.

Apicius, grand cuisinier qui vécut au Ier siècle, nous a transmis son livre de recettes intitulé De re coquinaria, ou L’Art culinaire. On raconte que les festins étaient sa seule raison de vivre. Ruiné, il finit par se suicider, préférant la mort à la frugalité ! Au cours des banquets, tous les sens devaient être satisfaits. On brûlait des parfums. On répandait des pétales de rose sur les convives. Des danseuses aguichante­s se déhanchaie­nt au son des flûtes et des tambourins. De jolis garçons maquillés servaient à boire. Il y en avait pour tous les goûts. Nourriture et érotisme se conjuguaie­nt à la table des puissants Romains. Ces orgies étaient tout de même exceptionn­elles, réservées aux très riches citoyens et à la cour de certains empereurs.

L’écrivain latin Suétone (début du IIe siècle) raconte que Caligula faisait l’amour devant ses invités, avec des femmes qui prenaient place sur son lit de banquet. Les Romains dînaient en position couchée. Ce qui facilitait ces interludes érotiques. Caligula n’avait qu’à lever la main lorsqu’il apercevait une femme à son goût. Il l’appelait comme on commande un plat prêt à consommer.

Hommage à Dionysos

Mais l’orgie antique revêtait aussi une dimension religieuse. Le terme orgia, d’origine grecque, désigne au départ une célébratio­n du culte de Dionysos, ou Bacchus, dieu de la fête et de l’ivresse. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les fastueux banquets organisés à Alexandrie par la reine Cléopâtre et son amant Marc Antoine, au Ier siècle avant notre ère. Le couple avait fondé une sorte de club, dit « Amimétobie », c’est-à-dire de ceux qui mènent « une vie inimitable », dont les membres étaient censés vivre comme des dieux et des déesses. Les divinités de l’Olympe leur servaient de modèles. Cléopâtre se comparait à Aphrodite, ou Vénus, déesse de l’amour, tandis que Marc Antoine jouait le rôle de Dionysos. La reine et son amant vivaient dans un luxe inouï, à la recherche du plaisir à

CHEZ CLÉOPÂTRE ET MARC ANTOINE, LA SUCCESSION DE FÊTES ET DE REPAS SOMPTUEUX DEVAIT PERMETTRE AUX AMANTS D’AFFIRMER LEUR STATUT QUASI DIVIN

tout prix, symbole du dépassemen­t de la condition humaine, ainsi que le signifiait leur associatio­n. L’orgie permanente, la succession de fêtes et de repas somptueux, décrite par l’auteur grec Plutarque (environ 45-125 de notre ère), dans La Vie d’Antoine, devait permettre aux amants d’affirmer leur statut quasi divin.

“Vade retro, Satana !”

Ces évocations antiques d’orgies romaines sont à l’origine de nombreux fantasmes, alimentés (c’est le cas de le dire !) à notre époque par le cinéma : péplums plus ou moins érotiques mettant en scène Cléopâtre ou Caligula, ou encore le Satyricon, chef-d’oeuvre de Fellini (1969). Ce film orgiaque a lui-même inspiré Goscinny pour ses images de festins dégoulinan­ts de sauce, dans Astérix chez les Hélvètes, en 1970.

Il ne faut cependant pas se méprendre sur la significat­ion des descriptio­ns de festins par les auteurs antiques. Sans être fausses, elles peuvent être soupçonnée­s d’exagératio­n, car les historiens en question ont un point de vue moral, et condamnent ces « débauches ». Les comporteme­nts de Marc Antoine ou de Caligula sont dénoncés comme indignes de leur fonction. Ils devraient savoir se contrôler et dominer leurs appétits alimentair­es et sexuels.

La christiani­sation de l’Empire romain ne fera que renforcer cette perspectiv­e morale « antidébauc­he ». On en trouve un bel exemple dans l’oeuvre de saint Augustin (354-430). Dans le Seizième Sermon, pour la décollatio­n de saint Jean-Baptiste, l’évocation du banquet d’Hérode Antipas, gouverneur de la Galilée, vers l’an 29, et de ses amoncellem­ents de victuaille­s souligne la gloutonner­ie extrême des convives. S’y ajoute l’idée d’une luxure qui serait tout entière l’oeuvre de Satan. Hérode Antipas demande à sa petitenièc­e Salomé d’exécuter une danse érotique au cours du repas, promettant de lui donner en échange tout ce qu’elle voudra. La jeune fille maléfique, après avoir exhibé sa poitrine lors d’une danse effrénée, exige, pour salaire de ses charmes, la tête de saint Jean-Baptiste servie sur un plat. Plus que jamais, plaisirs alimentair­es et érotiques se rejoignent en une seule et même condamnati­on.

Les historiens qui étudient l’alimentati­on à travers les âges parlent de « fait alimentair­e »2, dans la mesure où la nourriture permet de saisir les mentalités d’une époque. Manger n’est pas un acte anodin : le repas s’inscrit dans un cadre social codifié. Les plats ne sont pas consommés uniquement pour leur valeur nutritive ou gustative, mais aussi comme des symboles déterminan­t le statut social du consommate­ur. Ainsi, les riches peuvent se persuader euxmêmes de l’excellence de certains mets ou de boissons réputées raffinées, non par goût réel, mais d’abord parce que ces choix alimentair­es leur permettent d’affirmer leur appartenan­ce à l’élite.

Les Romains qui se croyaient importants et distingués s’obligeaien­t ainsi à consommer avec ostentatio­n les plats les plus prestigieu­x à leurs yeux. Du pur snobisme ! Satyricon, roman satirique du Ier siècle (dont s’est inspiré Fellini pour son film), attribué à l’écrivain latin Pétrone, se moque de cette stratégie de distinctio­n par le banquet (lire l’encadré p. 43). Trimalcion, antihéros et figure du parvenu, organise des festins dans le seul but d’épater ses invités et d’affirmer son rang. Ce ne sont pas les plats qui comptent à ses yeux, mais l’argent qu’il a pu dépenser. Pétrone rapporte ainsi des agapes au cours desquelles on sert aux invités un grand porc rôti. Le cuisinier accompagne ce plat spectacula­ire, puis « saisit un couteau, frappe au ventre de-ci de-là

LA JEUNE FILLE MALÉFIQUE, APRÈS AVOIR EXHIBÉ SA POITRINE LORS D’UNE DANSE EFFRÉNÉE, EXIGE, POUR SALAIRE DE SES CHARMES, LA TÊTE DE SAINT JEAN-BAPTISTE

d’une main encore mal assurée. Ce ne fut pas long : des plaies béantes, entraînées par leur propre poids, se précipiten­t en avalanche des guirlandes de saucisses et de boudins ».

Plat du jour avec supplément fellation

Si des repas somptueux eurent lieu à l’époque romaine, ils ne concernaie­nt qu’une partie infime des habitants de l’Empire. On ne peut donc pas dire que l’orgie était une tradition antique, d’autant plus que les sources, comme nous l’avons vu, sont unanimes pour condamner ou ridiculise­r ces pratiques. L’immense majorité de la population devait se contenter d’un régime plutôt frugal, à base de légumes, de bouillies de céréales et de galettes accompagné­es de fruits. La viande était plutôt rare dans les demeures modestes.

En ville, les ouvriers, artisans et commerçant­s pouvaient prendre des repas rapides dans des thermopoli­um, sortes de fast-food, dont un beau spécimen vient d’être découvert à Pompéi. Pour un plat du jour, au Ier siècle, il fallait débourser 2 as, soit environ 6 ou 7 euros. Parmi les serveuses se trouvaient des prostituée­s qui proposaien­t au client, pour 2 as supplément­aires, une fellation dans l’arrière-boutique ou à l’étage de la gargote3. Ainsi, si l’orgie romaine correspond à une réalité largement fantasmée de nos jours, l’associatio­n entre sexe et nourriture était en revanche relativeme­nt banale dans les tavernes populaires, au pied du Vésuve, il y a 2000 ans.

1. L’Empire romain par le menu, de Dimitri Tilloi d’Ambrosi. Arkhê éditions, 2017.

À la table des Anciens. Guide de cuisine antique,

de Laure de Chantal. Éd. Les Belles Lettres, 2007.

2. La Nourriture et nous. Corps imaginaire­s et normes sociales, de Christine Durif-Bruckert. Éd. Armand Colin, 2007.

3. Les Femmes et le sexe dans la Rome antique,

de Virginie Girod. Éd. Tallandier, 2013.

Le Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité, de Christian-Georges Schwentzel. Éd. Payot, 2019.

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Scène d’orgie dans Caligula, film de Tinto Brass, sorti en 1979.
 ??  ?? Caesonia, épouse de Caligula, dans le film de Tinto Brass.
Caesonia, épouse de Caligula, dans le film de Tinto Brass.
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La Dernière Danse de Salomé, de Ken Russell (1988).
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 ??  ?? Le banquet de Trimalcion, dans Satyricon, de Federico Fellini (1969).
Le banquet de Trimalcion, dans Satyricon, de Federico Fellini (1969).

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