Causette

Le saut de carpe

L’amour et le gefilte fish peuvent entretenir des liens insoupçonn­ables. Mais oui, la carpe farcie servie au dîner du shabbat peut devenir un révélateur de la sincérité et de la profondeur des sentiments. L’histoire de Rivka en fait foi.

- Une nouvelle de LAUREN MALKA

« Comment ça, pas bon ?... Je t’en ficherais des “c’est pas bon”, moi. File, tête de pioche, avant que je t’attrape ! » On savait bien, mamie Rivka et moi, qu’elle ne m’attraperai­t pas ! D’abord parce que je courais plus vite qu’elle, même en portant tous ses sacs de courses. Mais aussi parce que, quand elle m’emmenait chez les commerçant­s du quartier, toute fière et apprêtée, elle aimait mieux parader que me courir après. Avec son port de tête d’ancienne danseuse polonaise, ses cheveux enserrés dans son foulard à ramages, ses pommettes couperosée­s et son eau de Cologne, elle ravissait tous les passants de la rue d’Hauteville, qu’elle saluait par leurs prénoms. Chaque semaine, c’était la même histoire. En nous promenant bras dessus, bras dessous, mamie Rivka et moi, on faisait plaisir à tout le monde. « Il en a de la chance d’avoir une mamie si gentille ! » s’exclamait l’une. Elle ébouriffai­t alors mes cheveux en disant : « Tu parles d’un petit carpillon… » Mamie Rivka était toujours de bonne humeur. Il fallait y aller fort pour la mettre en pétard. Ce jour-là, j’y suis presque parvenu. Je savais parfaiteme­nt où planter mon hameçon : son point faible, c’était sa carpe. La carpe, son territoire. Sa mythologie, son histoire. Il ne fallait pas y toucher, et encore moins en dire du mal.

Mamie Rivka était née dans une bourgade juive, près de Cracovie, un shtetl (petite ville) dont il ne restait plus, après la guerre, que quelques visages tristes comme des algues oubliées par la marée. Elle n’en a gardé aucun souvenir, et ses parents n’en parlaient jamais. Ils ne disaient pas grandchose, du reste. Ils s’étaient contentés de la trimballer de leur village polonais à la rue Cadet, dans le pli d’un châle, sans rien lui expliquer. Rivka se taisait et regardait. Du dimanche au mardi soir, la vie s’étirait comme un chat au soleil. Elle regardait son père se raser, sa mère cuisiner. À partir du mercredi, les choses s’accéléraie­nt. La mère de Rivka se levait avec un objectif qui lui semblait insurmonta­ble, alors qu’il ne variait pas d’une semaine à l’autre : préparer le dîner du shabbat. Le hareng, le tcholent, un plat composé de poitrine de boeuf, d’orge perlé et de légumes, le klops, un pain à la viande et aux oeufs, et, bien sûr, le plus important : la carpe. Pas celle que certaines femmes achetaient en bocal chez leur épicier kasher. Non, la vraie carpe farcie, qu’on appelait le gefilte fish en yiddish, et que la maman de Rivka réussissai­t mieux que personne. Elle le répétait chaque semaine : un gefilte fish, c’est une journée de commission­s, deux jours de préparatio­n, un jour de rangement. C’était le moment le plus palpitant de la semaine pour Rivka. Réveillée aux aurores, elle attrapait un panier et suivait sa mère chez le poissonnie­r de la rue Richer pour acheter la carpe vivante commandée à l’avance. Du grand cinéma. D’abord le casting : choisir la plus belle carpe, une mission que Rivka prenait à

coeur. Puis, la comédie fantastiqu­e, lorsque Rivka et sa mère plongeaien­t la lourde carpe dans la baignoire pour l’y laisser barboter jusqu’au lendemain après-midi. Le film d’horreur débutait quand la mère, après avoir apporté le poisson frétillant jusqu’à son plan de travail, attrapait son gourdin et l’assommait d’un coup sec, faisant gicler le sang sur les carreaux de la cuisine. Le happy end, enfin, quand le père de Rivka rentrait et dégustait les boulettes de poisson farci à la farine de pain azyme, décorées de rondelles de carotte.

Un moment particulie­r où les parents de Rivka, habituelle­ment muets comme dans un vieux film en noir et blanc, se mettaient à parler. Ils n’évoquaient jamais le passé, seulement l’avenir. Ils assuraient à Rivka qu’un jour, elle servirait le gefilte fish à une ribambelle d’enfants, de beaux-enfants, de petits-enfants. Qu’elle irait choisir la carpe vivante avec l’un d’entre eux, comme sa mère le lui avait appris, et qu’en remontant les escaliers pour arriver à son palier, elle entendrait la cavalcade des gosses qui courraient pour ouvrir les sacs de courses, accueillir l’animal et l’aider à lui donner son bain. Il faudrait que son mari aime le gefilte fish, lui aussi, et que sa famille n’oublie jamais tout ce que cette carpe, aussi muette fût-elle, avait à raconter sur leur mémoire décimée.

Le miracle a fait « plouf »

Quand mamie Rivka a invité papi André à dîner pour la première fois, elle a vite compris qu’elle n’avait pas choisi la facilité. Il avait grandi à Rabat, au Maroc, au milieu des marmites de viandes mijotées, de semoule parfumée, d’épices colorées et de légumes farcis. Le gefilte fish devait lui paraître bien pâlot à côté. Ce soir-là, il ne lui avait d’ailleurs pas accordé plus de quelques secondes d’attention. Juste le temps de tapoter vaguement une boulette du coin de sa fourchette, comme on fait avec un mollusque pour savoir s’il bouge encore, puis de l’écarter en poursuivan­t la conversati­on. Rivka lui avait demandé s’il aimait cela. Il avait écarquillé les yeux comme un gamin pris en faute, avait gobé la balle et certifié la bouche pleine que oui, bien sûr, c’était délicieux. Mamie Rivka avait souri, persuadée qu’un jour il adopterait ses traditions, elle en était sûre. Il avalerait les carpes comme des tortillas, en redemander­ait en tapas, en entrée, en plat, à toutes les sauces et à tous les repas.

Rivka et André ont eu huit enfants, qui à leur tour en ont pondu chacun entre deux et quatre. Moi, Hilel, j’ai beau être l’un des plus petits, j’ai tout compris. Compris que, depuis quarante ans, papi André se force à la manger, cette pauvre carpe. Qu’en la déclarant « délicieuse » le premier soir, il s’était puni à vie et avait entraîné tout son petit monde avec lui. J’ai compris que personne ne l’aimait trop, la carpe de mamie. À part Chimra, ma grande soeur, qui a même recopié et appris la recette. Nous avions tous pris le pli de manger la carpe, chaque vendredi, par amour pour mamie. Ce hachis un peu insipide, pétri des souvenirs dont mamie ne préférait pas trop parler. J’ai compris qu’elle se forçait, elle aussi, par amour pour nous et pour ses parents. Elle s’en était occupée toute sa vie, de cette carpe. Lui avait donné son bain chaque semaine, l’avait vidée, nettoyée, farcie, décorée. C’était ça aussi, le grand amour. Ce pouvait être aussi bête qu’une carpe, pour laquelle tout le monde se plie en quatre alors qu’elle n’a rien demandé. Mamie se sacrifiait pour la préparer, nous pour la manger. Chacun pensait que sans cela, l’histoire de la famille se décomposer­ait. Au moment où Chimra a été prête à prendre le relais, j’ai décidé qu’il était temps pour mamie de consacrer sa vie à autre chose. J’étais l’homme de la situation. Ce soir-là, qui était aussi le lendemain de ma bar-mitsva, j’ai fait un voeu. Ma barbe n’allait pas tarder à pousser, ma voix à s’enrouer, et j’ai senti grandir en moi un pouvoir jusqu’alors inconnu. J’ai prié pour que la carpe s’éloigne de notre vie et que ma grand-mère soit enfin libre.

On prétend que les miracles arrivent sans faire de bruit, mais cette nuit-là, il a fait un plouf dans la salle de bains qui a réveillé tout l’immeuble. La carpe, croyez-moi ou non, avait plongé, la tête la première, dans la cuvette des toilettes et s’était évadée ! Réveillés en sursaut, nous avons tous couru à la salle de bains. J’ai regardé mamie Rivka. Elle était effondrée. Trop tard pour commander une nouvelle carpe. Pour la première fois de son existence, elle allait devoir transgress­er la promesse faite à sa mère. Elle a alors demandé à papi André s’il l’aimerait encore sans sa carpe. Et tandis que le siphon des toilettes gargouilla­it, papi André a avoué son plus grand secret. Il ne l’aimait pas, sa carpe. C’était elle qu’il aimait. La mer s’était fendue, ou, en tout cas, le système d’évacuation, pour libérer notre carpe et sauver notre famille. Par ma prière, j’avais mis fin à quarante ans d’esclavage. On en avait avalé, des carpes, eux comme moi. La mémoire avait été transmise. Aujourd’hui, tout devait changer. « N’aie pas peur mamie, ai-je assuré. Papi et moi, on va préparer le dîner. » Mamie Rivka n’avait jamais rien entendu d’aussi drôle. Imaginer papi aux fourneaux l’a fait éclater de rire. La carpe était bel et bien partie, mais elle avait laissé à notre famille tout son sel, son amour et sa fantaisie. “Il avait écarquillé les yeux comme un gamin pris en faute, avait gobé la balle et certifié la bouche pleine que oui, bien sûr, c’était délicieux”

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