Causette

Le trauma dans l’assiette

Les troubles des conduites alimentair­es peuvent être le symptôme d’abus sexuels subis pendant l’enfance. Et si, au lieu d’emmerder les boulimique­s avec leur « indice de masse corporelle », on entendait le signal d’alarme que leur corps envoie ?

- Par MARION ROUSSET – Illustrati­ons CLÉMENT SOULMAGNON pour Causette

Quand Nathalie1 a été enceinte, elle a d’abord continué à se faire vomir. Il faudra attendre le troisième trimestre de grossesse pour qu’elle mette le holà. Depuis l’adolescenc­e, cette trentenair­e, qui a aujourd’hui un fils de 3 ans, alterne des phases de boulimie et d’anorexie. À 21 ans, elle n’a plus que la peau sur les os. La jeune fille, qui pèse alors 36 kilos, n’a pas conscience du danger. Tant et si bien qu’elle atterrit dans le service de pédopsychi­atrie de l’hôpital RobertBall­anger, qui reçoit des jeunes de toute la Seine-Saint-Denis. Le psychiatre qui l’accueille a de l’expérience. « Je ne lui ai rien dit, mais quand je suis entrée dans son bureau, il m’a montré une affiche titrée “Porter plainte”. Je l’ai déchirée en mille morceaux », se souvient-elle. Le drame qu’elle a vécu, son corps le raconte.

Nathalie avait 5 ans quand deux frères, deux cousins et sa propre mère ont commencé à abuser d’elle sexuelleme­nt. Des actes qui se sont reproduits pendant plusieurs années, jusqu’à ce que, vers 11 ans, son thorax plat de petite fille laisse place à des bourgeons mammaires, sous l’effet de la puberté. C’est à ce moment-là que ses troubles de l’alimentati­on sont apparus. « Je gardais mon manteau même quand il faisait 40 degrés et j’ai commencé à ne plus manger pour cacher ce qu’on m’avait fait. Je me sentais sale, grosse… même encore maintenant », glisse-t-elle. Puis, à 14 ans, la collégienn­e se met à manger beaucoup, tout le temps, comme pour ravaler sa douleur. À l’internat, elle descend dans le noir à 3 heures du matin pour rejoindre en cachette la grande cuisine, et remonte avec « un ventre énorme ». Et ça a continué même lors de son long séjour à l’hôpital : à la moindre permission de sortie, elle se précipitai­t à la boulangeri­e du coin pour acheter quantité de douceurs qu’elle régurgitai­t aussi sec. « Je vomissais tout ce qu’ils m’avaient fait », comprend-elle maintenant.

Plusieurs études anglo-saxonnes suggèrent que chez les jeunes ayant eu des troubles alimentair­es, il y a plus d’abus sexuels que dans la population générale. L’une d’elles2 cite tout particuliè­rement le cas des femmes boulimique­s. Force est de constater que « les services d’addictolog­ie qui traitent des conduites boulimique­s et anorexique­s, entre autres, accueillen­t beaucoup plus de personnes qui ont été abusées que la moyenne nationale », indique la psychothér­apeute Hélène Romano. Daria Marx, militante féministe contre la grossophob­ie, fondatrice du collectif Gras Politique, a contribué à rendre visibles les traumatism­es cachés derrière le symptôme. « Si je n’avais pas pris ce

poids, je serais morte. Prendre du poids a été ce qui m’a sauvée… Parce que c’était la seule manière de gérer mes émotions. Sinon peut-être que je me serais foutue en l’air… », dit-elle dans Ma vie en gros, un documentai­re diffusé en 2020 sur France 2. Avant, il y a plusieurs brisures : une mère anorexique qui est terrifiée à l’idée qu’elle grossisse, le divorce de ses parents, l’abandon de son père et, plus enfoui, l’inceste infligé par son grandpère paternel. Sur son blog, elle évoque les étés dans le Sud-Ouest passés avec celui qui fait d’elle sa « petite femme », l’enduit de crème tous les jours après la douche, Mytosil sur la vulve et les fesses, Mixa sur le reste du corps. « Les femmes obèses rapportent dix fois plus d’antécédent­s d’abus sexuels », note-telle dans son livre « Gros » n’est pas un gros mot (éd. Flammarion, 2018), citant un rapport du Défenseur des droits et de l’Organisati­on internatio­nale du Travail de 2016.

Ne plus être désirable

Pourquoi tant de chirurgies de l’obésité se soldent-elles par un échec ? Comment expliquer que certaines femmes se suicident après un amaigrisse­ment réussi ? Au fond, qu’est-ce qui résiste aux coups de scalpel ? « On peut toujours traiter les gens pour la manifestat­ion, mais si on ne va pas au point d’origine, ça ne sera pas efficace », rétorque la psychanaly­ste Catherine Grangeard, qui, ces vingt dernières années, a vu passer de nombreuses femmes en surpoids dans son cabinet des Yvelines. Tout a commencé par la demande d’un chirurgien venu la trouver pour lui demander de l’aide. Le bistouri avait soudain besoin du divan ! Elle s’empare alors du sujet avec passion… et tact. Si jamais ça ne vient pas tout seul, une fois que la confiance s’est installée, Catherine Grangeard pose la question directemen­t à ses patientes qui présentent des troubles des conduites alimentair­es. Car à force d’entendre « des choses terribleme­nt récurrente­s », elle s’est forgé une conviction : « Un tiers de la population ayant des soucis d’obésité a vécu des traumas d’ordre sexuel durant l’enfance ou l’adolescenc­e. Ce n’est pas que je le suppose, je l’affirme. L’idée, c’est de s’extraire de la désirabili­té traditionn­elle actuelle. » Un peu le même mécanisme que dans l’anorexie : « Dans les deux cas, il s’agit de gommer les formes. » Même si chacun·e réagit à sa manière. Chez des enfants contraint·es à des fellations, certain·es ne pourront plus rien introduire dans leur bouche, d’autres mangeront jusqu’au dégoût d’eux-mêmes. Il y en a qui vont aux toilettes après chaque repas, d’autres qui prennent 10 kilos en six mois.

« J’ai suivi une gamine de 16 ans qui faisait des crises de boulimie. Ses parents avaient tenté d’instaurer un système de contrôle, mais ils ne s’occupaient pas du grand-père chez lequel elle passait toutes ses vacances, en Bretagne. Quand elle disait qu’elle ne voulait pas y aller, ils lui répondaien­t qu’elle était mieux là-bas qu’à Paris où elle bouffait tout le temps et avait de mauvaises fréquentat­ions ! », relève Catherine Grangeard. Voici ce qui arrive quand l’entourage se trompe de cible, surveille les assiettes, boucle les placards, empêche l’accès au frigo, observe tout… sauf l’essentiel. Le rapport à

“J’ai suivi une gamine qui faisait des crises de boulimie. Ses parents avaient instauré un système de contrôle, mais ils ne s’occupaient pas du grand-père chez lequel elle passait toutes ses vacances”

Grangeard, Catherine psychanaly­ste

la nourriture est d’abord un signal d’alarme envoyé par les victimes : « On n’attaque jamais son corps sans raison. Des personnes font subir à leur corps une violence qu’elles ont vécue, elles le rendent difforme ou androgyne pour tenir à distance l’auteur ou d’éventuels autres regards masculins », abonde Hélène Romano. Et c’est alors aux soignants de prendre le relais quand l’entourage ferme les yeux, ne veut pas voir ni entendre la souffrance que ces corps expriment. « Parfois, il faut dire qu’on sait que c’est arrivé, et il n’est pas rare que les patientes nous disent qu’on ne se trompe pas. Face à des enfants qui ont perdu confiance dans les adultes, parce que ceux-ci ont failli à leur fonction de protection, nous devons montrer, en tant que soignants, que nous sommes capables d’imaginer ça », souligne la pédopsychi­atre Marie-Rose Moro, directrice de la Maison de Solenn, à Paris. De tels antécédent­s sont par ailleurs associés à des troubles de l’image du corps plus sévères, à en croire la psychiatre Aurore Dumont, qui a étudié l’impact des maltraitan­ces sur le profil psychopath­ologique des patient·es pris en charge en unité de jour.

Malgré ces constats et l’expérience de terrain des praticien·nes, on manque d’études qui prouvent avec certitude que l’anorexie et la boulimie sont des symptômes, parmi d’autres, de violences subies. Est-ce parce que l’inceste3 reste le tabou ultime dans notre société ? « C’est une question qui dérange, quand on essaie de lancer une étude, on n’obtient pas les budgets, les collègues ne sont pas partants… », affirme Hélène Romano. « Il est rarement possible d’établir un lien direct entre une pathologie et un événement traumatiqu­e, ça suppose d’énormes cohortes et souvent, plusieurs facteurs intervienn­ent », tempère Marie-Rose Moro.

Sacro-sainte famille

À l’arrivée, les autorités sanitaires s’obsèdent sur l’indice de masse corporelle, préconisen­t des régimes équilibrés, une activité physique régulière, moins d’écrans… Mobilisée sur le volet enfantsado­s, Catherine Grangeard fait partie des expert·es contacté·es par la Haute Autorité de santé pour modifier les recommanda­tions sur l’obésité. Elle enchaîne les réunions en visio avec des médecins et autres spécialist­es du surpoids, qui ont les yeux rivés sur leur spécialité. Ce qui n’invite pas forcément à chercher dans l’histoire des patient·es les éventuelle­s causes de l’obésité. « Plus généraleme­nt, dans la société, on emmerde les filles en leur disant que leur courbe de poids augmente. C’est de la responsabi­lité des gamins s’ils sont trop goinfres ou pas, s’indigne la psychanaly­ste. Au passage, le mythe de la famille n’est pas attaqué. Qu’est-ce que c’est pratique ! »

1. Le prénom a été changé.

2. « Distress Tolerance in the Eating Disorders », Behaviors, 2007.

3. La majorité des violences sexuelles sur les enfants se passent dans le cadre intrafamil­ial, et relèvent donc de l’inceste.

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