Causette

Sexes à la crème pâtissière

- Par ALIZÉE VINCENT

On ne vous le dira jamais assez, manger des verges et des vulves, c’est bon pour la santé ! Si de Paris à San Francisco, en passant par la Charente, le Portugal et le Japon, des boulangers confection­nent des gâteaux en forme de sexes, ce n’est pas seulement pour le fun ou pour le plaisir gustatif. C’est aussi pour célébrer la fertilité.

Elle est tellement énorme qu’on ne peut en mettre qu’un quart dans sa bouche. Nappée de chocolat noir, sa base est saupoudrée de copeaux de noix de coco, pour matérialis­er les poils testiculai­res. Arriver jusque-là semble un défi buccal. Heureuseme­nt, la verge en biscuit, ça peut se manger en plusieurs fois. Elle tient bien droit grâce à un bâton de bois, façon sucette. Et enfin, la phallique friandise ne « s’aplatit pas », souligne Ryan Jones, gérant de la pâtisserie qui la confection­ne, à Castro, le quartier gay de San Francisco. Sa vigueur vient d’une garniture spéciale : « poudre d’amandes et noix de coco », révèle-t-il. Elle a plus de tenue que les pâtes à cookies classiques. Le gâteau est devenu, depuis 1997, l’un des emblèmes de la communauté LGBTQI+ franciscan­aise. Au fil des années, les vitrines se sont garnies de son équivalent féminin, provoquant une situation cocasse où « notre équipe de quatre hommes gays a dû inventer un moule vagin »… Cette gamme de pâtisserie­s-sexe porte aujourd’hui le nom de la boutique de Ryan : Hot Cookie.

Deux salles, deux ambiances. Dans la ville de Barbezieux-Saint-Hilaire (Charente), on vend des « pines », elles aussi bien joufflues. Il faut imaginer un gâteau à la texture d’un Paris-Brest, en forme de (long) sexe masculin. « Goût nature, crème pâtissière ou chantilly, la pine est faite avec une pâte à choux spéciale, indique Marie-Thérèse Soulier, de la boulangeri­e Ô Délices d’Antan. On la produit depuis cinquante ans avec un ingrédient mystère, qui la rend plus gonflée, et on la vend entre février et juin. »

Il existe aussi un équivalent vulve, aussi vieux que la pine : la « cornuelle ». Un biscuit en forme triangulai­re avec un trou (tout en finesse), vendu pendant la même période, dans le village voisin de VilleboisL­avalette. Ce n’est pas, pour ces petites bourgades, en prévision de la Gay Pride. Pourtant, l’origine de tous ces mets, de San Francisco à la Charente française, se rejoint. « Des pâtisserie­s de forme phallique, il y en a partout », explique Jean-Dominique Lajoux, ethnologue au CNRS et réalisateu­r de documentai­res. Le lien entre ce spécialist­e des coutumes païennes dans les villages européens et l’histoire des gâteaux en forme de pénis ne saute pas aux yeux. Pourtant, quand on lit ses travaux entre les lignes et qu’on le pousse un peu, cela devient clair : « Dans l’ancien temps, avoir des enfants était la chose la plus importante d’une vie. On faisait donc des phallus pour que les femmes en aient plus. Si l’on regarde bien, toutes les fêtes villageois­es, tous les carnavals comportent un moment grivois où le sexe prend le dessus. Ce sont en réalité des rituels de fertilité. » Pourquoi sous forme comestible et pas simplement d’objets ? « Faire des pâtisserie­s en forme de sexe que l’on peut manger, c’est comme si l’on prenait une potion magique, pour faire marcher la fécondité directemen­t. On mange du sexe pour en avoir plus. » Et pourquoi principale­ment des phallus (même si on se doute de la réponse, #patriarcat) ? « À mon avis c’est plus facile à faire sur le plan matériel et le volume du phallus a la prédominan­ce dans l’esprit des gens », estime le chercheur.

La pine est faite avec , une pate , a choux speciale

La tradition revisitee ' s'a'' ppelle la-bas "baguette magique"

C’est exactement l’histoire de la pine de Barbezieux et de la cornuelle de Villebois-Lavalette. À l’origine, « on accrochait ces gâteaux à des branches qu’on portait à la messe des Rameaux », retrace Michel Norbert, ancien président de la Société archéologi­que, historique et littéraire de Barbezieux. « C’était pour matérialis­er Jésus entrant à Jérusalem, et la foule qui lui présentait des branches de palmier fruitées », explique-t-il. Or, précise Jean-Dominique Lajoux, « la fête des Rameaux est par définition une fête de fertilité. Elle vient de la fête romaine des fleurs. Une fête païenne, antérieure au christiani­sme, où l’on célébrait les divinités de la végétation, des fruits, des feuilles, qui avaient une âme. La religion a inventé les rameaux pour remplacer tout ça », version catho.

C'est le festival du phallus

Pour le confirmer, il n’y a qu’à voir du côté du village d’Amarante, dans le nord du Portugal. Là-bas aussi, les boulangeri­es vendent des beignets en forme de sexe masculin (mais pas féminin), façon churros. On les appelle « doce falico » (« doux phallus »). Mélanie Silva Nascimento, guide historique à Amarante, parle aussi mariage et fertilité. « Les gâteaux ont pris cette forme à cause de saint Gonçalo, le saint patron des vieilles filles. » Ayant vécu une partie de sa vie dans la ville, il en est devenu l’emblème. « Il y avait une statue du saint avec un cordon sur lequel les femmes tiraient pour demander à rencontrer leur prince charmant », relate-t-elle. Ce qui, nous a précisé Domi, un habitant d’Amarante, « a provoqué la chute de la statue plusieurs fois. Elle fut donc bien évidemment ôtée ». Célébrer sa légende en mangeant des beignets phalliques est moins risqué. Et, pour associer la demande de fertilité du couple à celle de la fertilité de la terre, on vend lesdites gourmandis­es de janvier à juin, pour réclamer puis célébrer l’arrivée du printemps. Exactement comme à Kawasaki, au Japon, où, en avril, pendant le Kanamara matsuri, le « festival du pénis de fer », on consomme des sucettes en forme de phallus. Réhabilita­tion d’une tradition qui date de l’ère Édo (1600-1868), indique le journal Le Monde*, « une manière de prier pour des récoltes fructueuse­s ».

À leur manière, les pâtisserie­s queer style Hot Cookies sont d’autres manifestat­ions de ces rites de fertilité. Comme leur alter ego américain, les viennoiser­ies coquines de la boulangeri­e Legay Choc sont estampillé­es LGBTQI+. L’établissem­ent, ouvert en novembre 2001, a passé dix-neuf ans en plein du coeur du Marais, le quartier gay de Paris. Il a dû déménager en 2020 dans une rue moins passante, à cause de la crise et des loyers devenus exorbitant­s. La vitrine, elle, n’a pas changé. Au milieu de rainbow flags, des pains en forme de sexe masculin sont même customisés (petits bonnets et écharpes tricotés main pour protéger le gland). La tradition revisitée s’appelle là-bas « baguette magique ». Et la gamme gourmande, « zizi choc » ou « zizi croc ». On trouve même des tartes aux framboises, au chocolat noir ou blanc. L’idée vient… de militaires ! Qui jamais, ô grand jamais, n’oseraient revendique­r leur virilité avec des symboles potaches, on le sait bien... « Je suis fils, petit-fils et arrière-petit-fils de boulanger, explique Richard Legay, fondateur et gérant de Legay Choc. Mes parents étaient installés à Nantes, à côté d’une caserne de militaires. Un jour, ils nous ont demandé des éclairs en forme de zizi. On s’est mis à les faire sur commande, pour eux. » Aujourd’hui, la gamme représente 10 % des ventes de Legay Choc. « On a tenté de faire une version féminine, avec des petits seins,

reconnaît Richard Legay, mais ça n’a pas aussi bien fonctionné. »

Et puis, il y a la dimension gay. « Au moment d’ouvrir ma propre boulangeri­e à Paris, je me suis dit : mon nom de famille est Legay, il se trouve que je suis gay et on est dans le quartier gay.

Si je continue à faire des zizis en jouant là-dessus, ça ferait un petit coup marketing. » Le tour était joué. Mais, une fois de plus, la significat­ion est plus profonde. Son homologue américain, Ryan Jones, développe : « C’est une manière de célébrer toutes les sexualités de manière positive. Le fait que ce soit une pâtisserie-pénis qu’on met en bouche ajoute au jeu. Ça permet d'apaiser la nervosité qui peut régner autour de la sexualité et de rappeler que ça doit avant tout être malicieux, joyeux ! Les gens aiment trouver des prétextes qui leur permettent d’oser parler de sexualité. »

Grandes et petites lèvres

Instagram lui donne raison. C’est justement ce qui fait le succès de La Quéquetter­ie. Enseigne de pancakes roulés en forme de pénis et de grosses vulves (dont on souligne la précision dans la représenta­tion, avec les grandes et petites lèvres et le capuchon !), que l’on s’amuse à napper de liquide de façon très tendancieu­se, pour qu’il coule le long de l’appareil génital... Depuis son ouverture à Paris, il y a un an, la boutique a fait son succès grâce aux photos des internaute­s, amusé·es de manger du sexe.

Belle illustrati­on de la morale de l’histoire, Ryan Jones se rappelle d’un client, habitué de Castro, venu acheter des hot cookies avec ses neveux de 8, 10 et 12 ans. « Les garçons pouffaient de rire en voyant les cookies-pénis, et leur oncle disait : “Vous voyez, c’est fait pour être fun !” Ils ont insisté pour revenir deux jours plus tard. Je leur ai donné des stickers rainbow. Voilà, c’est simple et cool de les inciter à dédramatis­er la sexualité. » Philosophe, il résume parfaiteme­nt le thème de notre horssérie : « La bouffe et le sexe, ce sont deux grandes joies de la vie. Autant les célébrer par la gourmandis­e. »

*« Au Japon, le phallus est une fête », par Guillaume Loiret. Le Monde, 10 juillet 2020.

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 ??  ?? Au « festival du pénis de fer », fête japonaise de la fertilité, les sexes rétrécisse­nt quand on les suce.
Au « festival du pénis de fer », fête japonaise de la fertilité, les sexes rétrécisse­nt quand on les suce.
 ??  ?? La « cornuelle » charentais­e. Si, si, c’est une vulve.
La « cornuelle » charentais­e. Si, si, c’est une vulve.
 ??  ?? Pancakes roulés avec délicatess­e par La Quéquetter­ie.
Pancakes roulés avec délicatess­e par La Quéquetter­ie.
 ??  ?? Doce falico, « doux phallus » portugais.
Doce falico, « doux phallus » portugais.

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