Femmes criminelles : qui sont les monstres ?
Pour le sens commun, la violence exercée par les femmes relève toujours de l’exception, à traiter sous un angle psychiatrique, en ôtant à leurs actes toute dimension politique.
Sur la célèbre toile de David, le révolutionnaire Marat gît dans sa baignoire, le torse entaillé. Seul. L’artiste n’a pas représenté sa meurtrière, Charlotte Corday. Unique trace qu’elle laisse dans cette oeuvre fameuse : un couteau ensanglanté. Derrière ce tableau, toute l’histoire de la représentation de la violence commise par des femmes. Effacée. « C’est ainsi que l’archive ne répertorie pas la façon dont les femmes ont pu prendre part à des actes violents. Elle la tait »,
avance la sociologue Coline Cardi, maîtresse de conférences à l’université Paris 8 et codirectrice d’une somme de référence sur le sujet 1.
Dans les statistiques officielles de la délinquance, elles sont tout aussi absentes – 3,3 % de la population carcérale, en France. Une proportion minuscule, reflet du sens commun : « Les femmes donnent la vie, pas la mort. » Pourtant ce n’est pas une hypothétique nature féminine, plus douce, qui est en cause. La vérité, c’est que les femmes s’évaporent tout au long de la chaîne judiciaire.
La proportion de femmes dans les condamnations et les incarcérations colle superbement à l’idée d’une exception de la violence féminine. C’en est même suspect. Et pour cause, ces chiffres sont le produit de biais entre filles et garçons présents dès l’éducation, comme tout au long de la chaîne judiciaire. Coline Cardi pose les tendances : les femmes représentent 14 % des mis·es en cause par la police et la gendarmerie, 12 % des mis·es en examen, 10 % des condamné·es et 3,3 % des personnes en prison.
“Les femmes [criminelles] ne s’en prennent pas particulièrement aux hommes, en dépit de ce que pensent les masculinistes” Coline Cardi, maîtresse de conférences à l’université Paris 8
Sous les radars
Les statistiques reflètent aussi l’état du droit à une époque donnée. « On trouvait 20 % de femmes parmi les condamnées au début du XXe siècle, quand l’avortement était considéré comme un crime », indique la sociologue Natacha ChetcutiOsorovitz 2. Cette évaporation n’est pas neuve. « Tout au long de l’histoire, les femmes émeutières passent sous les radars. On les sait présentes par les récits, mais elles ont disparu des procès-verbaux de la police et de la justice », rapporte Frédéric
Chauvaud, professeur d’histoire à l’université de Poitiers. Encore aujourd’hui, « on condamne deux fois moins souvent les femmes à des peines de privation de liberté », souligne Coline Cardi.
En revanche, la délinquance pénale banale, celle des maisons d’arrêt (détention provisoire, attente de jugements, peines inférieures à deux ans), est de même nature pour les hommes comme pour les femmes, selon les statistiques institutionnelles. « Au contraire de ce que dit la doxa, on constate une relative similitude. Un tiers des entrées en prison (le “flux 3”) est lié à des petits délits, de type vols, pour les hommes comme pour les femmes », constate Coline Cardi. Idem dans le crime au féminin. « Les femmes ne s’en prennent pas
“Au XIXe et au XXe siècle, si [la femme] commet une erreur, elle représente une menace pour tout le corps social, car elle enfante” Victoria Vanneau, historienne du droit
particulièrement aux hommes, en dépit de ce que pensent les masculinistes », relève-t-elle. Certaines tendances se font jour, comme l’usage de couteaux – armes par destination – plutôt que d’armes à feu, en raison du champ d’action auquel sont encore cantonnées beaucoup de femmes : l’espace domestique. Une explication aussi de l’attrait pour le poison, au cours des siècles précédents (voir « Éternelles vénéneuses » page 22).
Construction sexuée du rapport à la violence
Le rapport des femmes à la violence est, lui aussi, construit. On l’observe dans les instances disciplinaires de l’école. Une chercheuse, Camille Masclet, a par exemple montré que les bagarres de cours de récréation étaient relativement tolérées par l’institution scolaire. À une condition : que ces corps-à-corps s’inscrivent dans le respect de « l’ordre scolaire et genré ». Si les filles se crêpent – littéralement – le chignon pour des « histoires de garçons », la sanction se fait attendre. Elle survient, à l’inverse, si elles adoptent des attitudes viriles et se battent « comme des garçons ». De manière générale, les conseils de discipline punissent davantage les petits mâles. Mais avant que ne tombe le couperet, on a laissé se développer leurs comportements agressifs. « Normaux », pour des garçons. Le contrôle sur les filles s’exerce plus en amont et par d’autres voies, moins officielles... Il s’attache en particulier à leur manière de se tenir et de s’exprimer. Une façon de tuer dans l’oeuf tout comportement déviant de la norme de bienveillance et de bonté attendue chez elles.
Pour autant, l’imaginaire populaire est aussi peuplé de femmes cruelles. Malfaisantes et meurtrières. Les grandes figures criminelles du « beau sexe » attisent curiosité et passions. Ces exemples servent aussi l’ordre social. Ces femmes sont dépeintes en monstres, forcément hors normes. Et consolident, en négatif, ce qu’on attend de toutes les autres femmes. « Au XIXe et au XXe siècle, la femme, référence morale, se trouve au coeur de l’âme de la famille. Si elle commet une erreur, elle représente une menace pour tout le corps social, car elle enfante. Sa criminalité, contagieuse donc, n’en devient que plus dangereuse », explique l’historienne du droit Victoria Vanneau.
Criminalité contagieuse, incontrôlable, à réprimer dès lors au plus tôt. « Certains épisodes de l’Histoire sont racontés sous cet angle : quand on lâche la bride aux femmes, les pires horreurs adviennent », explique Frédéric Chauvaud. Un exemple ? Les émeutes du faubourg Saint-Antoine, en octobre 1789. Réclamant du pain, plus de cinq mille femmes finissent devant les grilles de Versailles, décapitent deux gardes et envahissent les appartements de la reine. « Cet accès de violence sera ensuite brandi pour refuser aux femmes le droit de vote », indique l’historien. En dissimulant ou en refusant de voir la violence des femmes, « on ôte à leurs actes toute dimension politique, abonde en ce sens Coline Cardi. Ces actes sont toujours analysés sous le prisme d’une psyché désordonnée » (voir encadré page 7).
Or violence et pouvoir sont intimement liés dans notre architecture sociale. Faut-il user de la première pour s’emparer du second et parvenir à l’égalité entre les sexes et les genres ? Les mouvements féministes, en particulier ceux de la deuxième vague des années 1960-1970, positionnés sur la non-violence, ont refusé cette option. Et n’ont longtemps pas su quoi faire du sujet de la violence féminine. Leur priorité – comment s’en offusquer ? : dénoncer et combattre les violences exercées par des hommes sur des femmes, parce que femmes. Mais les deux sujets n’entrent pas en opposition. Ils se rejoignent dans les travaux de la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz, qui vient de publier le fruit de ses observations de terrain dans des prisons pour femmes (voir note 2 et « Les femmes incarcérées ne bénéficient pas des mêmes droits » page 91). Elle relève chez les incarcérées une constante. « Une série de violences subies, plus ou moins visibles, structure la trajectoire de ces femmes. Un continuum de violences de genre. » « L’étude de la violence des femmes révèle à quel point notre société est construite sur un sexe menaçant et un sexe vulnérable, qui doit craindre le premier », résume Coline Cardi. Approfondir cette étude, c’est commencer la déconstruction.
1. Penser la violence des femmes, sous la direction de Geneviève Pruvost et Coline Cardi. Éd. La Découverte, 2012.
2. Femmes en prison et violences de genre. Résistances à perpétuité, de Natacha Chetcuti-Osorovitz. Éd. La Dispute, 2021.
3. Le « flux » est le nombre d’entrées en prison à un instant T sans prendre en compte la durée des séjours qui s’ensuivent. Le « stock » mesure le nombre de personnes incarcérées ; les longues peines y sont de fait surreprésentées (voir également « Les femmes incarcérées ne bénéficient pas des mêmes droits » page 91).
“L’accès de violence [d’octobre 1789] sera ensuite brandi pour refuser aux femmes le droit de vote” Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire à l’université de Poitiers