Éternelles vénéneuses
C’est l’arme de choix des meurtrières, le meilleur ami des criminelles et le confident des tueuses : le poison. Image romantique et romanesque, le liquide toxique est associé à la femme qui assassine, depuis la nuit des temps. Une réalité ?
Lorsqu’elle est hors la loi, la femme est venimeuse. Pourtant, selon l’historien Frédéric Chauvaud, « les statistiques montrent que les hommes ont tout autant recours à l’arsenic, au cyanure, à l’insuline ou à la digitaline que les femmes1 ». Mais d’où vient alors ce poncif qui nourrit légendes, romans et scénarios ? Qui est coupable de cette épouvantable renommée ? Lydie Bodiou 2, spécialiste de l’histoire des femmes, nous livre quelques indices.
Causette : L’imagerie populaire veut que le poison soit l’arme des femmes. Sur quels éléments repose cette croyance ?
Lydie Bodiou : De tout temps, les manières de donner la mort s’inscrivent dans une lecture du genre : aux femmes les poisons et les lacets, aux hommes les glaives et les épées. Le sang versé, le corps ouvert passé par le fer est bien viril, alors que les souffrances entraînées par l’absorption des drogues et autres philtres qui torturent le corps répondent aux intentions féminines, moins nobles et plus tortueuses. Des caractéristiques qui correspondent bien aux clichés misogynes : un crime discret, qui suppose dissimulation et perfidie, bénéficiant d’armes vulgaires, faciles à se procurer. L’empoisonnement ne nécessite ni complicité ni force physique. Le passage à l’acte n’est ni frontal ni brutal et son auteur ne démontre ni sang-froid, ni courage, ni panache.
L’imaginaire du poison renvoie à la ruse et à la trahison, mais aussi à la faiblesse : arme de l’ombre, elle vient à bout de celui qu’on ne peut atteindre ni terrasser directement parce que son statut le protège, sa puissance effraie, ou parce qu’il est si proche que le risque d’être démasqué est trop grand.
Ce cliché est-il dû à l’aspect « domestique » du poison ?
L. B. : En effet. Les endroits où les substances funestes sont préparées, achetées, échangées, et ceux où les victimes agonisent sont le plus souvent intimes : la maison, la chambre à coucher, la cuisine. Les produits sont aussi ceux du quotidien – plantes, champignons, mort-aux-rats ou cocktails médicamenteux sont accessibles et banals. Qu’il s’agisse de la mère, de l’épouse ou de la grande séductrice affranchie, le dénominateur commun est l’intention, mais aussi l’occasion. Car toutes sont cuisinières. Domaine exclusif des femmes, la cuisine est bien le lieu des possibles. L’espace du crime est privé, le cadre familial où nourriture et soins se mêlent, permettant un glissement commode du bienfaisant à l’intentionnellement meurtrier.
Quand cette idée d’affinité entre les femmes et le poison est-elle née ?
L. B. : L’empoisonneuse est une figure permanente, même si chaque époque lui a donné une place et des caractéristiques
propres ; elle appartient autant au mythe qu’à l’histoire (voir « Galerie des glaçantes » page 12). Dans l’Antiquité grecque, Médée reste l’héroïne tragique qui réunit tous les traits des maléfices : sorcière, empoisonneuse, meurtrière et matricide. Chez Homère, Circé, aussi belle que dangereuse, est maîtresse dans l’art des empoisonnements. Celui-ci est employé comme mode de gouvernement à la période romaine, avec la figure d’Agrippine, restée dans les esprits. Instigatrices, vénales et cupides… la liste pourrait s’allonger à l’envi. Plus tard, les sources médiévales débondent d’empoisonneuses, à une époque où la femme devient quasiment synonyme de poison dans nombre d’écrits…
La figure de la sorcière entre alors en jeu ?
L. B. : Des ouvrages récents ont remis en lumière la vaste campagne morbide dirigée contre des femmes à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne : les bûchers dressés en Europe contre les sorcières. Elles appartenaient en majorité à des classes populaires, épouses ou filles qu’on délaisse, amantes, en majorité célibataires ou veuves, surtout des femmes âgées, dépeintes de manière négative : dangereuses et laides, inutiles à la communauté. Beaucoup étaient des « femmes qui aident » par nécessité, pour survivre. Elles étaient connaisseuses des plantes et des philtres, ces « pharmaka », à mi-chemin entre savoir occulte et médecine, ou potions qui aidaient les femmes à accoucher et à avorter, soignaient et soulageaient les malades, jusqu’à ce qu’on assimile leurs activités à des agissements diaboliques. Affranchies des dominations, considérées comme puissantes car âgées et autonomes, elles étaient insupportables à l’ordre social : hors du contrôle des hommes et dangereuses, parce que détentrices de savoirs.
L’empoisonneuse est un personnage particulièrement prisé par la littérature et le cinéma ?
L. B. : Quelques personnages réels mis en scène à la télévision ou au cinéma, et d’autres, de papier, s’inscrivent durablement dans la mémoire collective. Arrêtons-nous sur la terrifiante reine empoisonneuse de Blanche-Neige, qui incarne l’essence même de la méchanceté. On la voit silhouette affaissée, toute de noir vêtue, le front dissimulé en partie par une capuche, le visage ravagé par des rides, la peau des joues rougeâtre, le nez crochu et allongé, surmonté d’une verrue, les cheveux blancs et filasses, la voix chevrotante. La reine sorcière tend une pomme à Blanche-Neige qui finit par la croquer. Le dessin animé des studios Disney s’impose ici. Datant de 1937, il s’inspire des frères Grimm. Une personnalité sans coeur et repoussante, qui a préparé son crime, perfidement changé d’apparence pour qu’on ne la reconnaisse pas et pour susciter la compassion de sa victime. C’est sans doute la sorcière empoisonneuse la plus célèbre, terrifiant les enfants et imprégnant la mémoire des adultes.
Cette association entre femme et poison serait donc une représentation de l’inconscient collectif ?
L. B. : S’il fallait quantifier le crime et l’associer au sexe de celui qui le commet, nul doute que parmi les empoisonneurs, les femmes sont moins nombreuses que les hommes. Mais dans les représentations collectives, le geste homicide reste associé à leur nature supposée. De plus, le geste terrible d’administrer du poison peut être lu par l’entourage et par la justice comme une manifestation d’autonomie et de liberté vis-à-vis d’un milieu social, d’un mari, d’une famille, d’enfants ou de patrons. Il est possible de l’interpréter comme un geste parmi d’autres, accompli dans le but de sortir de sa condition, dans l’espoir de lendemains meilleurs, quitte à en payer le prix fort.
U1. « Genre et criminalité. XIXe-XXIe siècle », de Frédéric Chauvaud, dans l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (en ligne).
2. Les Vénéneuses. Figures d’empoisonneuses de l’Antiquité à nos jours, de Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud et Myriam Soria. Éd. PUR, 2015.