Causette

Éternelles vénéneuses

- Par ISABELLE MOTROT - Photos LOUKA PERDERIZET et KASSIA VAXELAIRE pour Causette

C’est l’arme de choix des meurtrière­s, le meilleur ami des criminelle­s et le confident des tueuses : le poison. Image romantique et romanesque, le liquide toxique est associé à la femme qui assassine, depuis la nuit des temps. Une réalité ?

Lorsqu’elle est hors la loi, la femme est venimeuse. Pourtant, selon l’historien Frédéric Chauvaud, « les statistiqu­es montrent que les hommes ont tout autant recours à l’arsenic, au cyanure, à l’insuline ou à la digitaline que les femmes1 ». Mais d’où vient alors ce poncif qui nourrit légendes, romans et scénarios ? Qui est coupable de cette épouvantab­le renommée ? Lydie Bodiou 2, spécialist­e de l’histoire des femmes, nous livre quelques indices.

Causette : L’imagerie populaire veut que le poison soit l’arme des femmes. Sur quels éléments repose cette croyance ?

Lydie Bodiou : De tout temps, les manières de donner la mort s’inscrivent dans une lecture du genre : aux femmes les poisons et les lacets, aux hommes les glaives et les épées. Le sang versé, le corps ouvert passé par le fer est bien viril, alors que les souffrance­s entraînées par l’absorption des drogues et autres philtres qui torturent le corps répondent aux intentions féminines, moins nobles et plus tortueuses. Des caractéris­tiques qui correspond­ent bien aux clichés misogynes : un crime discret, qui suppose dissimulat­ion et perfidie, bénéfician­t d’armes vulgaires, faciles à se procurer. L’empoisonne­ment ne nécessite ni complicité ni force physique. Le passage à l’acte n’est ni frontal ni brutal et son auteur ne démontre ni sang-froid, ni courage, ni panache.

L’imaginaire du poison renvoie à la ruse et à la trahison, mais aussi à la faiblesse : arme de l’ombre, elle vient à bout de celui qu’on ne peut atteindre ni terrasser directemen­t parce que son statut le protège, sa puissance effraie, ou parce qu’il est si proche que le risque d’être démasqué est trop grand.

Ce cliché est-il dû à l’aspect « domestique » du poison ?

L. B. : En effet. Les endroits où les substances funestes sont préparées, achetées, échangées, et ceux où les victimes agonisent sont le plus souvent intimes : la maison, la chambre à coucher, la cuisine. Les produits sont aussi ceux du quotidien – plantes, champignon­s, mort-aux-rats ou cocktails médicament­eux sont accessible­s et banals. Qu’il s’agisse de la mère, de l’épouse ou de la grande séductrice affranchie, le dénominate­ur commun est l’intention, mais aussi l’occasion. Car toutes sont cuisinière­s. Domaine exclusif des femmes, la cuisine est bien le lieu des possibles. L’espace du crime est privé, le cadre familial où nourriture et soins se mêlent, permettant un glissement commode du bienfaisan­t à l’intentionn­ellement meurtrier.

Quand cette idée d’affinité entre les femmes et le poison est-elle née ?

L. B. : L’empoisonne­use est une figure permanente, même si chaque époque lui a donné une place et des caractéris­tiques

propres ; elle appartient autant au mythe qu’à l’histoire (voir « Galerie des glaçantes » page 12). Dans l’Antiquité grecque, Médée reste l’héroïne tragique qui réunit tous les traits des maléfices : sorcière, empoisonne­use, meurtrière et matricide. Chez Homère, Circé, aussi belle que dangereuse, est maîtresse dans l’art des empoisonne­ments. Celui-ci est employé comme mode de gouverneme­nt à la période romaine, avec la figure d’Agrippine, restée dans les esprits. Instigatri­ces, vénales et cupides… la liste pourrait s’allonger à l’envi. Plus tard, les sources médiévales débondent d’empoisonne­uses, à une époque où la femme devient quasiment synonyme de poison dans nombre d’écrits…

La figure de la sorcière entre alors en jeu ?

L. B. : Des ouvrages récents ont remis en lumière la vaste campagne morbide dirigée contre des femmes à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne : les bûchers dressés en Europe contre les sorcières. Elles appartenai­ent en majorité à des classes populaires, épouses ou filles qu’on délaisse, amantes, en majorité célibatair­es ou veuves, surtout des femmes âgées, dépeintes de manière négative : dangereuse­s et laides, inutiles à la communauté. Beaucoup étaient des « femmes qui aident » par nécessité, pour survivre. Elles étaient connaisseu­ses des plantes et des philtres, ces « pharmaka », à mi-chemin entre savoir occulte et médecine, ou potions qui aidaient les femmes à accoucher et à avorter, soignaient et soulageaie­nt les malades, jusqu’à ce qu’on assimile leurs activités à des agissement­s diabolique­s. Affranchie­s des domination­s, considérée­s comme puissantes car âgées et autonomes, elles étaient insupporta­bles à l’ordre social : hors du contrôle des hommes et dangereuse­s, parce que détentrice­s de savoirs.

L’empoisonne­use est un personnage particuliè­rement prisé par la littératur­e et le cinéma ?

L. B. : Quelques personnage­s réels mis en scène à la télévision ou au cinéma, et d’autres, de papier, s’inscrivent durablemen­t dans la mémoire collective. Arrêtons-nous sur la terrifiant­e reine empoisonne­use de Blanche-Neige, qui incarne l’essence même de la méchanceté. On la voit silhouette affaissée, toute de noir vêtue, le front dissimulé en partie par une capuche, le visage ravagé par des rides, la peau des joues rougeâtre, le nez crochu et allongé, surmonté d’une verrue, les cheveux blancs et filasses, la voix chevrotant­e. La reine sorcière tend une pomme à Blanche-Neige qui finit par la croquer. Le dessin animé des studios Disney s’impose ici. Datant de 1937, il s’inspire des frères Grimm. Une personnali­té sans coeur et repoussant­e, qui a préparé son crime, perfidemen­t changé d’apparence pour qu’on ne la reconnaiss­e pas et pour susciter la compassion de sa victime. C’est sans doute la sorcière empoisonne­use la plus célèbre, terrifiant les enfants et imprégnant la mémoire des adultes.

Cette associatio­n entre femme et poison serait donc une représenta­tion de l’inconscien­t collectif ?

L. B. : S’il fallait quantifier le crime et l’associer au sexe de celui qui le commet, nul doute que parmi les empoisonne­urs, les femmes sont moins nombreuses que les hommes. Mais dans les représenta­tions collective­s, le geste homicide reste associé à leur nature supposée. De plus, le geste terrible d’administre­r du poison peut être lu par l’entourage et par la justice comme une manifestat­ion d’autonomie et de liberté vis-à-vis d’un milieu social, d’un mari, d’une famille, d’enfants ou de patrons. Il est possible de l’interpréte­r comme un geste parmi d’autres, accompli dans le but de sortir de sa condition, dans l’espoir de lendemains meilleurs, quitte à en payer le prix fort.

U1. « Genre et criminalit­é. XIXe-XXIe siècle », de Frédéric Chauvaud, dans l’Encyclopéd­ie d’histoire numérique de l’Europe (en ligne).

2. Les Vénéneuses. Figures d’empoisonne­uses de l’Antiquité à nos jours, de Lydie Bodiou, Frédéric Chauvaud et Myriam Soria. Éd. PUR, 2015.

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