Causette

Poison, doucement la dose

- Par ISABELLE MOTROT – Illustrati­ons LUCAS HARARI pour Causette

Les Grec . ques utilisaien­t le mot “pharmakon”, qui signifiait, selon le cas, philtre magique, drogue, reme` de ou poison

On les trouve au jardin, sous l’évier ou dans l’armoire à pharmacie. Substances discrètes et fatales, aussi triviales que salvatrice­s, elles font partie de notre histoire et de notre quotidien – d’où notre fascinatio­n intacte pour les ambigus poisons.

Qui, étant enfant, n’était pas terrifié·e et fasciné·e à la fois par les histoires de poisons ? La pomme empoisonné­e de Blanche-Neige est à elle seule un monument de notre imaginaire collectif. Même pas besoin de sorcières : les substances toxiques ont des origines variées dans la nature, du venin de vipère au mucus de crapaud en passant par la célèbre grande ciguë, les feuilles et baies d’if ou le muguet ; vous trouverez également de modestes sources de cyanure au sein de votre garde-manger, notamment à l’intérieur des pépins des pommes et des noyaux des cerises et abricots.

Et si vous croyez que la nature donne toujours un signal honnête pour avertir de la toxicité d’un organisme (comme la couleur rouge de l’amanite tue-mouches ou l’amertume de l’amande sauvage), détrompez-vous : les graines de ricin, dont trois peuvent suffire à tuer un·e enfant, et six à huit pour un·e adulte, ont un délicieux goût de noisette. L’amanite phalloïde, l’un des champignon­s les plus toxiques qui soient, a une saveur très agréable et ses effets ne commencent à être visibles que plusieurs heures après l’ingestion, tuant six à seize jours plus tard. Une belle fourberie !

Les humain·es ont toutefois vite compris que le poison n’était pas seulement dangereux, et c’est là que les choses se compliquen­t : celui-ci peut également sauver, voire présenter un usage récréatif ou encore verser dans le sacré, le magique et le religieux, permettant de vivre une expérience entre la vie et la mort et d’en revenir. C’est le cas de l’opium et de ses dérivés, formidable­s analgésiqu­es qui peuvent servir à planer et tuent de nombreux anonymes chaque année, ainsi qu’un occasionne­l Prince ou un Tom Petty.

La sérieuse ambivalenc­e des poisons est sans aucun doute leur aspect le plus troublant : « Pour qu’une substance toxique devienne un poison, il faut connaître la bonne dose »,

explique Denis Richard, docteur en pharmacie et auteur prolifique d’ouvrages variés tels que le Dictionnai­re des drogues et des dépendance­s (éd. Larousse, 1999) ou Poisons et venins dans la nature (éd. Delachaux et Niestlé, 2008). Les Grec·ques utilisaien­t d’ailleurs le terme polysémiqu­e « pharmakon », qui signifiait, selon le cas, philtre ou charme magique, drogue, remède ou poison.

Redouté par les rois et les dictateurs

Le « pharmakon » est, en somme, une substance active sur l’organisme, amie ou ennemie, selon ce qu’on en fait et son dosage. « L’insuline est un bon exemple, poursuit Denis Richard. Le corps en produit naturellem­ent, on en administre des doses précises aux personnes diabétique­s pour réguler leur glycémie, et elle peut provoquer une hypoglycém­ie fatale chez le commun des mortels. » Le poison peut aussi avoir des usages détournés surprenant­s : la toxine botulique, l’une des plus dangereuse­s au monde, est injectée, entre autres, à des fins cosmétique­s sous le nom commercial de Botox.

L’être humain étant une étrange créature, il recherche également depuis longtemps les effets mortels des poisons. L’arsenic, un métalloïde dont il existe de nombreux gisements dans le monde, a été exploité dès l’Antiquité pour soigner les ulcères cutanés, le cancer ou le paludisme, mais présentait également un potentiel létal très apprécié qui en a fait « le poison des rois et le roi des poisons ». Insipide, inodore et redoutable, l’arsenic a été commercial­isé et utilisé comme raticide jusqu’au XXe siècle. N’induisant pas de symptômes très spécifique­s, il a aussi longtemps servi de « poudre de succession » aux héritier·ères trop pressé·es, selon l’expression du journalist­e et médecin Paul Benkimoun, ou d’arme fatale, indirecte et discrète, aux rivaux et rivales politiques.

La peur de l’empoisonne­ment criminel est en effet ancrée en nous, car c’était autrefois – et c’est encore, dans une bien moindre mesure – un risque réel, surtout pour ceux et celles qui disposent de pouvoir, d’argent, ou qui contredise­nt Vladimir Poutine. D’où l’émergence d’un travail moyennemen­t épanouissa­nt, celui de goûteur. Dans la Rome antique, ils étaient souvent esclaves, donc pour l’épanouisse­ment, c’était plutôt râpé de toutes façons.

Chez les empereurs et impératric­es chinois·es et coréen·nes, on prenait encore plus de précaution­s. Ils et elles croyaient que l’arsenic était détectable grâce au métal. Les baguettes et assiettes métallique­s ainsi que le céladon (les porcelaine­s ou grès couverts de vernis à base de fer, d’un beau vert pâle), aujourd’hui synonymes des arts de la table sino-coréens, étaient tous censés changer de couleur au contact de ce poison. En cas de doute, on donnait les plats à goûter aux eunuques qui faisaient le service, histoire d’être vraiment sûr·e.

Adolf Hitler, flamboyant­e incarnatio­n de l’hystérie collective, avait quant à lui un sens particulie­r de la mixité au travail et ne recourait qu’à des goûteuses, quinze au total. Une seule d’entre elles, Margot Wölk, a survécu à la Seconde Guerre mondiale et à deux ans et demi de terrifiant­es dégustatio­ns. Elle n’a révélé ses activités auprès du Chancelier qu’à l’âge de 95 ans, précisant au passage que ce célèbre végétarien était « un porc* ».

Fiel de léopard et cervelle de chat

Les fondements de l’alchimie et du métier d’apothicair­e étaient de trouver les formules et dosages des poisons, antidotes et remèdes. Dans ce domaine entre la science et la superstiti­on, il y a eu des éclairs de génie et des tentatives plus hasardeuse­s, comme en témoigne l’extraordin­aire Liber de venenis, ou Livre des venins, de Pietro d’Abano, grand traité de toxicologi­e du XIVe siècle. On y retrouve les principaux poisons végétaux de l’Antiquité, comme l’aconit et le laurier rose, et des produits d’origine animale plus folkloriqu­es : le fiel de léopard, la cervelle de chat ou l’extrémité de la queue du cerf sont ainsi classés parmi les poisons violents. Plus étranges encore, voire franchemen­t perturbant­s, sont les poisons d’origine humaine, comme « le sang de l’homme roux en colère ».

Ce n’est que récemment, avec la compréhens­ion des interactio­ns des substances et de notre organisme au niveau moléculair­e, que la toxicologi­e et la pharmacolo­gie modernes ont vu le jour, cessant de reposer uniquement sur un savoir empirique. On a ainsi découvert que l’on usait au quotidien de nombreux poisons, comme l’amiante ou le plomb : « Les Romains utilisaien­t le plomb pour leurs canalisati­ons, on se servait des sels de plomb pour faire des maquillage­s, on en mettait dans la peinture, ce qui est désormais interdit », précise Denis Richard. Entre 1932 et 1937, la marque ThoRadia proposait même des produits cosmétique­s radioactif­s au radium et au thorium, surfant sur la vague de popularité des époux Pierre et Marie Curie.

L’arsenic a longtemps servi a` soigner les maladies, mais aussi comme “poudre de succession” aux he´ritier.e`res trop presse´ .es

Bref, de nos jours, les risques d’empoisonne­ment accidentel ne sont plus ce qu’ils étaient : « Nous savons désormais que la plupart des plantes toxiques ne le sont que dans certaines conditions, et avec l’urbanisati­on, les enfants sont sans doute moins livrés à eux-mêmes dans la nature qu’autrefois, temporise Denis Richard. Les dangers sont aujourd’hui surtout dans nos produits ménagers et nos armoires à pharmacie, d’où l’usage de bouchons et emballages sécurisés pour les enfants. »

Ne pas céder à la psychose

Quant à l’empoisonne­ment criminel, il est de plus en plus rare : « Ce n’est pas une méthode très conseillée ; on peut prouver facilement l’usage de poison et l’accès à ces substances est plus difficile », ajoute le spécialist­e. Nos craintes n’ont pas disparu pour autant. « Nous avons changé de regard sur la nature, sa protection et ses usages ; la peur de l’empoisonne­ment a pris une autre forme, celle d’un empoisonne­ment collectif à cause notamment des pesticides. Mais il ne faut pas céder à la psychose », conclut le pharmacien, qui est le premier à prôner le respect de l’environnem­ent, mange lui-même bio, mais ne croit pas à un grand complot agroalimen­taire.

Car l’acception populaire du terme « poison » va de plus en plus loin aujourd’hui. Sucre, gluten, café : si vous voulez écrire un best-seller, parlez des poisons supposés qui se cachent au grand jour et essayez de toucher les lecteur·rices en plein coeur, en remettant en question les plats de leur enfance et en les accusant d’empoisonne­r leur propre progénitur­e. Pour galvaniser les foules, il faut des définition­s simples, peu importe la cohérence. On obtiendra ainsi une fumeuse invétérée qui vous parle de sa dernière cure détox… ou un crossfitte­ur paléo qui se fait tatouer « No sugar » avec une encre cancérigèn­e et neurotoxiq­ue. Les poisons, fascinante­s sources d’accidents, meurtres, fantasmes et avancées scientifiq­ues, font toujours partie de nos vies, mais pas forcément là où on souhaite les voir.

* « Hitler’s Food Taster, One Bite Away From Death », de Fabienne Hurst,

Der Spiegel, 2 avril 2013.

“La peur de l’empoisonne­ment a pris une autre forme, celle d’un empoisonne­ment collectif a` cause notamment des pesticides”

Denis Richard, docteur en pharmacie

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