Causette

Hélène Jégado, perfide angélique

- Par CARINE ROY

C’est l’histoire terrifiant­e d’une tueuse en série bretonne du XIXe siècle, une humble cuisinière qui liquidait ses congénères par dizaines en les régalant avec sa spécialité : une pâtisserie à l’arsenic… Allez, vous reprendrez bien une petite part de gâteau ?

Trente-sept ? Soixante ? Quatre-vingts ? Jamais nous ne connaîtron­s le nombre exact de ses victimes. Près de cent soixante-dix ans plus tard, le mystère Hélène Jégado demeure. Le 26 février 1852, sur la place du Champ de Mars de Rennes, l’une des plus terrifiant­es tueuses en série était guillotiné­e. « La légende dit que sur l’échafaud, elle souffla à l’oreille de son bourreau : “S’ils savaient tout ! J’en ai tué au moins quatre-vingts !” », nous confie Philippe Bohuon, animateur adjoint Architectu­re et patrimoine à l’Office de tourisme rennais. Une autre rumeur veut qu’elle ait demandé un miroir pour voir sa tête tomber… Aujourd’hui, elle est l’objet de tous les fantasmes : elle est devenue une espèce de croque-mitaine, ce personnage maléfique qu’on menace d’appeler pour forcer les enfants à manger leur soupe ! Adaptée en roman, en film, en BD, sa vie est un thriller machiavéli­que empreint de magie noire. En contrées bretonnes, elle exerce toujours une vraie fascinatio­n.

Remontons le fil de l’histoire. Hélène Jégado naît le 17 juin 1803 dans une famille de cultivateu­rs, à Plouhinec, dans le Morbihan. Elle n’apprend ni à lire ni à écrire. Sa mère, une femme froide et apathique, la surnomme « Fleur de tonnerre » car la petite sauvageonn­e adore cueillir ces fleurs mauves, surnommées également « racines du diable », qui poussent sur la lande. La Bretagne est une terre de légendes. Les côtes escarpées, fouettées par les vents de l’Atlantique, hérissées de menhirs imposants et de chapelles esseulées, sont propices aux croyances les plus extravagan­tes. On les évoque à la tombée de la nuit au coin du feu. Parmi elles, l’inquiétant­e figure de l’Ankou, allégorie de la mort dans la mythologie bretonne. Ce squelette enveloppé d’une cape noire, brandissan­t une faux, tire sa charrette grinçante la nuit, dans les rues et les chemins. Malheur à celui ou celle qui l’entend, c’est signe d’agonie durant l’année en cours. La mère d’Hélène, que ce personnage terrorise, ressasse chaque jour la légende à sa fille, qui en devient obsédée. Voire possédée. La petite se persuade qu’elle est l’incarnatio­n de l’Ankou. C’est ainsi qu’elle aurait expliqué ses crimes… mais aucun·e historien·e ne peut l’attester de façon irréfutabl­e.

Soupçons de matricide

Hélène a 7 ans lorsque sa mère meurt. Il existe une version terrible de l’histoire : la petite fille l’aurait elle-même empoisonné­e avec des racines de belladone. Elle n’avouera jamais. Son père l’envoie chez ses tantes maternelle­s, domestique­s au presbytère de Bubry (Morbihan). Elle sera ainsi employée de maison et cuisinière dans différents presbytère­s.

C’est à 30 ans qu’elle aurait commencé à manier l’arsenic en experte. On trouve alors ce poison dans toutes les arrière-cuisines, pour éliminer les rats. Sa méthode est simple et radicale : elle tue en diluant soigneusem­ent la poudre fatale dans ses onctueuses soupes et ses délicieux gâteaux, dissimulan­t ainsi le goût du poison. À Guern, en quatre mois, elle liquidera sept personnes sans être inquiétée : le père, la mère et la nièce de l’abbé Le Drogo, des journalièr­es et l’abbé lui-même, et même sa propre soeur Anna Jégado, venue assister aux obsèques de l’abbé ! Ils présentent pourtant tous les mêmes symptômes : des vomissemen­ts, des diarrhées et de fortes douleurs au ventre. Hélène est la seule survivante, mais personne ne la soupçonne, car c’est une femme si pieuse et qui soigne les

malades avec tant de dévouement. Il n’est pas rare que, en apprenant les décès, elle fonde en larmes ! L’empoisonne­use est aussi une excellente simulatric­e. « Et puis à cette époque, le choléra sévit depuis plusieurs années, explique Philippe Bohuon. Il y a beaucoup de morts, si bien que celles causées par Hélène Jégado passent inaperçues pendant des années. » En ces temps d’épidémie, l’autopsie est très peu pratiquée. Ainsi donc commence une longue liste de décès mystérieux non élucidés, toujours là où travaille la si gentille Hélène.

Dix-huit ans de crimes

Impitoyabl­e, elle tue même les enfants, comme la petite Marie Bréger, 3 ans, alors qu’elle est employée par ses grands-parents à Ploemeur en 1841. On raconte qu’elle a épargné un monsieur de Lorient dont elle était tombée amoureuse. Un homme marié, dont elle empoisonne l’épouse. Il n’a pas succombé à son charme. Pourtant elle a dû résister, a-t-elle raconté, à la voix de l’Ankou qui lui répétait : « Lui aussi, tue-le ! »

Elle échappe ainsi à la justice pendant près de dix-huit ans. Mais quand elle arrive à Rennes en 1849, l’étau va se resserrer. Elle continue à éliminer tou·tes celles et ceux qui l’encombrent, mais son dernier méfait lui sera fatal : le meurtre de Rosalie Sarrazin, domestique chez maître Theophile Bidard de la Noë, où elles travaillen­t toutes les deux. Hélène pèche par orgueil ou aveuglemen­t, en oubliant que son patron est un avocat spécialist­e en affaires criminelle­s. Elle se débarrasse, comme à son habitude, de trois domestique­s qui lui font de l’ombre… ce qui éveille quelque peu les soupçons de l’avocat. Nous sommes en juillet 1851, Hélène jure qu’elle est innocente. Mais cette fois-ci, une autopsie est demandée et le rapport conclut à l’empoisonne­ment par arsenic. Le procès s’ouvre aux assises d’Illeet-Vilaine en décembre et tout son passé d’empoisonne­use va surgir.

Détail sordide, la tueuse en série est aussi fétichiste. Elle aime garder un petit souvenir de ses victimes : une bague, une boucle d’oreille, un morceau de tissu. Elle les porte toujours sur elle, accrochés à une cordelette. Pendant son procès, le juge d’instructio­n a constaté que cet horrible chapelet était constitué de soixante objets différents ! En définitive, elle n'est jugée que pour différents vols, cinq empoisonne­ments et cinq tentatives, alors qu’elle est soupçonnée d’au moins trente-sept assassinat­s ! Seuls ses méfaits rennais ont été pris en compte, car les autres crimes sont prescrits. Son avocat Magloire Dorange étant un fervent abolitionn­iste, il tente de plaider la monomanie, l’obsession de l’empoisonne­ment, sans succès. Dans les journaux, elle est décrite comme alcoolique, solitaire, sans mari ni enfant… une figure de sorcière maléfique. La sentence tombe : elle sera condamnée à être guillotiné­e. Le retentisse­ment de son procès sera éclipsé par le coup d’État du 2 décembre 1851 du futur Napoléon III. Pourtant, face à cette diabolique cuisinière, Landru et Jack l’Éventreur passent pour des petits joueurs…

Redécouver­te dans un roman à succès

C’est en 2013 que l’écrivain Jean Teulé ressuscite sa légende. Intrigué par cette serial killeuse énigmatiqu­e, il va retracer avec un humour noir et savoureux son parcours macabre dans son livre Fleur de tonnerre. Il a découvert son existence en dégustant un dessert breton… le gâteau

Elle aime garder un petit souvenir de ses victimes : une bague, une boucle d’oreille, un morceau de tissu. Elle les porte toujours sur elle

d’Hélène Jégado ! Cette pâtisserie était réputée pour être la spécialité de l’empoisonne­use : l’angélique confite masquait la couleur verte de l’arsenic et les amandes, son goût amer. Aujourd’hui, dans certaines boutiques rennaises, cette gourmandis­e se vend comme des petits pains ! « C’est quelqu’un à qui les légendes bretonnes ont vissé la tête.

C’est un peu Dolto avant l’heure : la transmissi­on d’un traumatism­e par les parents eux-mêmes. La

Jégado n’était pas vraiment méchante, elle était même naïve sur certains aspects* », affirme l’auteur. Un biopic, adapté du roman, a aussi été tourné en 2017 par la réalisatri­ce

Stéphanie Pillonca-Kervern, avec Déborah François dans le rôle de cette pâtissière du diable.

Aujourd’hui encore, les Breton·nes entretienn­ent la légende : une reconstitu­tion publique de son procès s’est tenue le 4 octobre 2019 à la cour d’appel de Rennes… Le musée de Bretagne conserve le masque mortuaire d’Hélène, réalisé après son exécution. À l’époque, il aurait servi à rechercher la « bosse du crime » lors de l’autopsie réalisée à la faculté de médecine de Rennes. Jean Teulé s’en amuse : « On m’a laissé tenir cette reproducti­on entre mes mains. Et je la regardais, cette tête, en lui disant, comme à une enfant : “Ce n’est pas bien, ce que tu as fait, ma petite*”. »

La Jégado est aujourd'hui l’objet de tous les fantasmes. De nombreuses complainte­s, et même un groupe de rock celtique, Kalffa, ou un autre de trash metal breton, Hexecutor, relatent le parcours meurtrier de la psychopath­e, sans compter plusieurs BD et une pièce de théâtre, Intron Arsenik. Pourtant, bien des zones d’ombres persistent et il est difficile – pour les historien·nes comme pour les criminolog­ues – de démêler le faux du vrai. La raison est simple : les seul·es témoins des meurtres… en étaient les victimes !

*Extraits d’une interview publiée dans Le Télégramme le 28 mars 2013.

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