“Le nombre de néonaticides est sous-estimé”
Parmi les crimes perpétrés dans le secret du foyer, l’infanticide s’impose, avec sa part de ténèbres. Communément attribuée plutôt aux femmes (surtout s’il s’agit de nourrissons), la responsabilité de cet homicide, et ses causes, ne sont pourtant pas si faciles à déchiffrer.
Julie Ancian, docteure en sociologie et chercheuse à l’Inserm, a longuement étudié le processus du néonaticide (homicide d’un nouveau-né dans les vingt-quatre heures qui suivent sa naissance). Elle a publié une thèse de référence sur ce sujet, qui sera éditée en 2022 aux éditions du Seuil.
Causette : L’infanticide, le meurtre d’enfant, recouvre en réalité des homicides aux processus distincts ?
Julie Ancian : En France, le langage courant définit l’infanticide comme le meurtre d’un nouveau-né ou d’un très jeune enfant, sans préciser ni l’âge ni le lien familial éventuel entre la victime et l’auteur du geste. Ce terme est aussi utilisé pour désigner des meurtres commis sur des enfants plus âgés, par leurs parents (enfants victimes de violences répétées comme dans le cas de la petite Fiona2), voire sur de jeunes adultes, comme lorsqu’un parent tue son enfant lourdement handicapé. On devrait dans ce cas parler plutôt de filicide, qui désigne l’homicide d’un enfant par son parent, sans préciser son âge.
Il existe donc plusieurs types d’infanticides. Philip Resnick, psychiatre états-unien spécialiste de la violence, en a distingué cinq : les meurtres d’enfants non voulus commis à la naissance (néonaticide), les meurtres commis lors d’« un état délirant aigu » (psychose puerpérale ou périnatale), les meurtres dits « altruistes » qui visent à soulager la victime de maux réels ou supposés, les meurtres dits « accidentels » consécutifs à des maltraitances répétées, et enfin les meurtres « par vengeance », généralement après une séparation mal vécue, qui visent à faire souffrir l’autre parent de la victime.
L’imagerie populaire voudrait que l’infanticide et le néonaticide soient des crimes perpétrés presque exclusivement par des femmes. Qu’en est-il ?
J. A. : C’est une idée reçue qui relève d’un manque d’informations. Il n’y a quasiment pas de recherches ou d’études statistiques sur les infanticides.
On peut tout de même avancer que les femmes sont impliquées majoritairement dans les néonaticides ?
J. A. : En effet, dans la quasi-totalité des cas, il est commis par la femme qui accouche. Il a des spécificités : un contexte de grossesse non planifiée, dissimulée à l’entourage ; il est perpétré à la suite d’un accouchement secret et solitaire et hors de toute pathologie mentale clairement identifiable. Les femmes qui tuent leur nouveau-né ne sont ni des folles ni des monstres ; elles sont désespérées et généralement dans des situations de détresse sociale. Le néonaticide a à voir avec le contrôle de la fécondité : avant la diffusion de la contraception ou de l’IVG, tuer un nouveau-né juste après l’accouchement était un mode de contrôle des naissances attesté dans de nombreuses sociétés et à toutes les époques. On le voit encore, par exemple dans certaines régions d’Inde où se pratique l’infanticide des filles, considérées comme un fardeau financier. Et si les femmes en sont effectivement les principales autrices, c’est parce que ce sont elles qui supportent la charge ou les conséquences d’une naissance indésirable.
En revanche, les décès liés au syndrome du bébé secoué, un autre type d’infanticide plus répandu que le néonaticide, sont majoritairement causés par des hommes. Pourtant, la violence meurtrière dirigée contre des enfants n’est presque jamais étudiée quand elle est commise par des hommes, alors qu’elle est probablement plus importante que celle commise par des femmes.
Retrouve-t-on des éléments récurrents dans ces crimes : mêmes mobiles, causes, procédés ?
J. A. : Pour les néonaticides, la dissimulation de la grossesse à l’entourage est quasi constante, l’accouchement est vécu dans la solitude et le secret. Le mobile évoqué est presque toujours la peur – de ne pas avoir les moyens d’élever cet enfant, d’être abandonnée par son compagnon ou de subir davantage de violences. Le mode opératoire est généralement la suffocation et la strangulation. Les meurtres ont le plus souvent lieu à la maison, où s’est déroulé l’accouchement.
Les autres formes d’infanticide (après un jour) restent à étudier. Mais il me paraît évident que l’on ne peut analyser ou comptabiliser ensemble des meurtres aussi différents que peuvent l’être les cas de l’enfant victime de violences répétées, le jeune handicapé dont le parent ne peut (ou ne veut) plus s’occuper ou l’enfant tué par un conjoint quitté.
Quels sont les rôles des hommes, des pères, dans ces crimes ?
J. A. : J’ai enquêté pendant plusieurs années dans les cours d’assises pour observer des procès, et en prison, pour recueillir les récits de femmes condamnées pour ces meurtres ; j’ai également analysé des archives judiciaires et journalistiques. Dans les soixantequinze affaires de néonaticide que j’ai étudiées, les pères sont rarement mis en cause. Tous disent n’avoir remarqué ni la grossesse ni l’accouchement (qui avait parfois lieu dans la pièce à côté). Dans neuf cas, ils ont été mis en examen pour recel de cadavre, non-assistance à personne en danger ou non-empêchement de crime. Seuls cinq d’entre eux ont ensuite été renvoyés devant un tribunal. Ils ont reçu des peines légères allant de dix-huit mois de prison avec sursis à deux ans d’emprisonnement.
Dans mon livre, je montre que les hommes bénéficient d’une protection, peut-être inconsciente, de la part des magistrats chargés de l’instruction. Ils peuvent même recevoir le statut de victime s’ils estiment avoir subi un préjudice de « privation de paternité » et toucher des indemnités versées par l’autrice du meurtre. Pourtant, dans la plupart de ces affaires, les femmes accusées ont vécu des violences physiques, sexuelles ou psychologiques de la part de leurs conjoints. Lorsqu’elles se découvrent enceintes, elles n’osent pas leur en parler, car elles craignent leur réaction. Ils ont une responsabilité indirecte qui est systématiquement occultée. À rebours de l’idée que les femmes auraient toutes, aujourd’hui, les moyens de choisir leurs grossesses, mon enquête montre les déterminants sociaux qui expliquent pourquoi certaines femmes n’ont pu ni éviter ni interrompre ces grossesses.
Y a-t-il des époques où ces crimes sont plus fréquents ?
J. A. : Au XIXe siècle, l’infanticide à la naissance représentait souvent la seule issue face à une grossesse non voulue pour les femmes employées dans la domesticité. Ces emplois excluaient toute vie maritale. Par peur de perdre leur place, certaines cachaient leur état et tuaient leur nouveau-né. Les historiens expliquent ces meurtres par les contraintes socio-économiques et culturelles de l’époque.
Plusieurs études menées à partir d’archives judiciaires attestent du nombre élevé de femmes jugées pour ces infanticides à la naissance : plus de 28000 crimes contre des nouveau-nés ont été signalés à la justice française entre 1831 et 1880. Depuis le XIXe siècle, les homicides de nouveau-nés ont diminué en France, probablement sous l’influence des politiques publiques permettant des issues alternatives pour les grossesses non voulues (contraception, avortement, accouchement sous X, adoption).
“Pour les néonaticides, le mobile évoqué est presque toujours la peur”
Les distinctions entre les différents meurtres d’enfants sont-elles en passe d’être reconnues ?
J. A. : Non, au contraire : depuis la révision du Code pénal en 1994, ce que l’on appelait auparavant crime d’infanticide n’est plus qualifié pénalement. Aujourd’hui, les meurtres de nouveau-nés se fondent dans la catégorie des « homicides sur mineur de 15 ans » et ne sont plus distingués des autres homicides d’enfants dans les statistiques criminelles. Pour l’année 2015, les services de police et de gendarmerie recensent quarante enfants de moins d’un an victimes d’un homicide ou de violences ayant entraîné la mort, mais on ignore combien d’entre eux ont été tués à la naissance, ou dans le cadre d’une vengeance ou encore à la suite de mauvais traitements.
Pour quantifier les néonaticides, on ne dispose aujourd’hui que de l’estimation produite par une équipe pluridisciplinaire de l’Inserm, selon laquelle environ dix-sept affaires d’homicides de nouveau-nés sont jugées chaque année en France. Mais tous les professionnels sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’une sous-estimation, car de nombreux meurtres ne sont jamais découverts.
1. Des grossesses catastrophiques. Une sociologie des logiques reproductives dans les mises en récit judiciaires et biographiques de néonaticide, de Julie Ancian. Thèse de sociologie, EHESS, 2018.
2. En 2020, Cécile Bourgeon et son compagnon, Berkane Makhlouf, ont été condamnés respectivement à vingt ans et à dix-huit ans de réclusion pour maltraitances et infanticide sur Fiona, 5 ans, fille de Cécile Bourgeon, en 2013.