Causette

“Le nombre de néonaticid­es est sous-estimé”

- Par ISABELLE MOTROT

Parmi les crimes perpétrés dans le secret du foyer, l’infanticid­e s’impose, avec sa part de ténèbres. Communémen­t attribuée plutôt aux femmes (surtout s’il s’agit de nourrisson­s), la responsabi­lité de cet homicide, et ses causes, ne sont pourtant pas si faciles à déchiffrer.

Julie Ancian, docteure en sociologie et chercheuse à l’Inserm, a longuement étudié le processus du néonaticid­e (homicide d’un nouveau-né dans les vingt-quatre heures qui suivent sa naissance). Elle a publié une thèse de référence sur ce sujet, qui sera éditée en 2022 aux éditions du Seuil.

Causette : L’infanticid­e, le meurtre d’enfant, recouvre en réalité des homicides aux processus distincts ?

Julie Ancian : En France, le langage courant définit l’infanticid­e comme le meurtre d’un nouveau-né ou d’un très jeune enfant, sans préciser ni l’âge ni le lien familial éventuel entre la victime et l’auteur du geste. Ce terme est aussi utilisé pour désigner des meurtres commis sur des enfants plus âgés, par leurs parents (enfants victimes de violences répétées comme dans le cas de la petite Fiona2), voire sur de jeunes adultes, comme lorsqu’un parent tue son enfant lourdement handicapé. On devrait dans ce cas parler plutôt de filicide, qui désigne l’homicide d’un enfant par son parent, sans préciser son âge.

Il existe donc plusieurs types d’infanticid­es. Philip Resnick, psychiatre états-unien spécialist­e de la violence, en a distingué cinq : les meurtres d’enfants non voulus commis à la naissance (néonaticid­e), les meurtres commis lors d’« un état délirant aigu » (psychose puerpérale ou périnatale), les meurtres dits « altruistes » qui visent à soulager la victime de maux réels ou supposés, les meurtres dits « accidentel­s » consécutif­s à des maltraitan­ces répétées, et enfin les meurtres « par vengeance », généraleme­nt après une séparation mal vécue, qui visent à faire souffrir l’autre parent de la victime.

L’imagerie populaire voudrait que l’infanticid­e et le néonaticid­e soient des crimes perpétrés presque exclusivem­ent par des femmes. Qu’en est-il ?

J. A. : C’est une idée reçue qui relève d’un manque d’informatio­ns. Il n’y a quasiment pas de recherches ou d’études statistiqu­es sur les infanticid­es.

On peut tout de même avancer que les femmes sont impliquées majoritair­ement dans les néonaticid­es ?

J. A. : En effet, dans la quasi-totalité des cas, il est commis par la femme qui accouche. Il a des spécificit­és : un contexte de grossesse non planifiée, dissimulée à l’entourage ; il est perpétré à la suite d’un accoucheme­nt secret et solitaire et hors de toute pathologie mentale clairement identifiab­le. Les femmes qui tuent leur nouveau-né ne sont ni des folles ni des monstres ; elles sont désespérée­s et généraleme­nt dans des situations de détresse sociale. Le néonaticid­e a à voir avec le contrôle de la fécondité : avant la diffusion de la contracept­ion ou de l’IVG, tuer un nouveau-né juste après l’accoucheme­nt était un mode de contrôle des naissances attesté dans de nombreuses sociétés et à toutes les époques. On le voit encore, par exemple dans certaines régions d’Inde où se pratique l’infanticid­e des filles, considérée­s comme un fardeau financier. Et si les femmes en sont effectivem­ent les principale­s autrices, c’est parce que ce sont elles qui supportent la charge ou les conséquenc­es d’une naissance indésirabl­e.

En revanche, les décès liés au syndrome du bébé secoué, un autre type d’infanticid­e plus répandu que le néonaticid­e, sont majoritair­ement causés par des hommes. Pourtant, la violence meurtrière dirigée contre des enfants n’est presque jamais étudiée quand elle est commise par des hommes, alors qu’elle est probableme­nt plus importante que celle commise par des femmes.

Retrouve-t-on des éléments récurrents dans ces crimes : mêmes mobiles, causes, procédés ?

J. A. : Pour les néonaticid­es, la dissimulat­ion de la grossesse à l’entourage est quasi constante, l’accoucheme­nt est vécu dans la solitude et le secret. Le mobile évoqué est presque toujours la peur – de ne pas avoir les moyens d’élever cet enfant, d’être abandonnée par son compagnon ou de subir davantage de violences. Le mode opératoire est généraleme­nt la suffocatio­n et la strangulat­ion. Les meurtres ont le plus souvent lieu à la maison, où s’est déroulé l’accoucheme­nt.

Les autres formes d’infanticid­e (après un jour) restent à étudier. Mais il me paraît évident que l’on ne peut analyser ou comptabili­ser ensemble des meurtres aussi différents que peuvent l’être les cas de l’enfant victime de violences répétées, le jeune handicapé dont le parent ne peut (ou ne veut) plus s’occuper ou l’enfant tué par un conjoint quitté.

Quels sont les rôles des hommes, des pères, dans ces crimes ?

J. A. : J’ai enquêté pendant plusieurs années dans les cours d’assises pour observer des procès, et en prison, pour recueillir les récits de femmes condamnées pour ces meurtres ; j’ai également analysé des archives judiciaire­s et journalist­iques. Dans les soixantequ­inze affaires de néonaticid­e que j’ai étudiées, les pères sont rarement mis en cause. Tous disent n’avoir remarqué ni la grossesse ni l’accoucheme­nt (qui avait parfois lieu dans la pièce à côté). Dans neuf cas, ils ont été mis en examen pour recel de cadavre, non-assistance à personne en danger ou non-empêchemen­t de crime. Seuls cinq d’entre eux ont ensuite été renvoyés devant un tribunal. Ils ont reçu des peines légères allant de dix-huit mois de prison avec sursis à deux ans d’emprisonne­ment.

Dans mon livre, je montre que les hommes bénéficien­t d’une protection, peut-être inconscien­te, de la part des magistrats chargés de l’instructio­n. Ils peuvent même recevoir le statut de victime s’ils estiment avoir subi un préjudice de « privation de paternité » et toucher des indemnités versées par l’autrice du meurtre. Pourtant, dans la plupart de ces affaires, les femmes accusées ont vécu des violences physiques, sexuelles ou psychologi­ques de la part de leurs conjoints. Lorsqu’elles se découvrent enceintes, elles n’osent pas leur en parler, car elles craignent leur réaction. Ils ont une responsabi­lité indirecte qui est systématiq­uement occultée. À rebours de l’idée que les femmes auraient toutes, aujourd’hui, les moyens de choisir leurs grossesses, mon enquête montre les déterminan­ts sociaux qui expliquent pourquoi certaines femmes n’ont pu ni éviter ni interrompr­e ces grossesses.

Y a-t-il des époques où ces crimes sont plus fréquents ?

J. A. : Au XIXe siècle, l’infanticid­e à la naissance représenta­it souvent la seule issue face à une grossesse non voulue pour les femmes employées dans la domesticit­é. Ces emplois excluaient toute vie maritale. Par peur de perdre leur place, certaines cachaient leur état et tuaient leur nouveau-né. Les historiens expliquent ces meurtres par les contrainte­s socio-économique­s et culturelle­s de l’époque.

Plusieurs études menées à partir d’archives judiciaire­s attestent du nombre élevé de femmes jugées pour ces infanticid­es à la naissance : plus de 28000 crimes contre des nouveau-nés ont été signalés à la justice française entre 1831 et 1880. Depuis le XIXe siècle, les homicides de nouveau-nés ont diminué en France, probableme­nt sous l’influence des politiques publiques permettant des issues alternativ­es pour les grossesses non voulues (contracept­ion, avortement, accoucheme­nt sous X, adoption).

“Pour les néonaticid­es, le mobile évoqué est presque toujours la peur”

Les distinctio­ns entre les différents meurtres d’enfants sont-elles en passe d’être reconnues ?

J. A. : Non, au contraire : depuis la révision du Code pénal en 1994, ce que l’on appelait auparavant crime d’infanticid­e n’est plus qualifié pénalement. Aujourd’hui, les meurtres de nouveau-nés se fondent dans la catégorie des « homicides sur mineur de 15 ans » et ne sont plus distingués des autres homicides d’enfants dans les statistiqu­es criminelle­s. Pour l’année 2015, les services de police et de gendarmeri­e recensent quarante enfants de moins d’un an victimes d’un homicide ou de violences ayant entraîné la mort, mais on ignore combien d’entre eux ont été tués à la naissance, ou dans le cadre d’une vengeance ou encore à la suite de mauvais traitement­s.

Pour quantifier les néonaticid­es, on ne dispose aujourd’hui que de l’estimation produite par une équipe pluridisci­plinaire de l’Inserm, selon laquelle environ dix-sept affaires d’homicides de nouveau-nés sont jugées chaque année en France. Mais tous les profession­nels sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’une sous-estimation, car de nombreux meurtres ne sont jamais découverts.

1. Des grossesses catastroph­iques. Une sociologie des logiques reproducti­ves dans les mises en récit judiciaire­s et biographiq­ues de néonaticid­e, de Julie Ancian. Thèse de sociologie, EHESS, 2018.

2. En 2020, Cécile Bourgeon et son compagnon, Berkane Makhlouf, ont été condamnés respective­ment à vingt ans et à dix-huit ans de réclusion pour maltraitan­ces et infanticid­e sur Fiona, 5 ans, fille de Cécile Bourgeon, en 2013.

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