Causette

Marguerite Steinheil, la veuve rouge

Marguerite Steinheil, vous connaissez. Si, si. C’est la « cocotte » dans les bras de laquelle le président Félix Faure est mort. Pourtant son destin relève moins de la farce grotesque que de l’aventure rocamboles­que.

- Par ISABELLE MOTROT

« Ça fait cent vingt ans qu’on la traite de pute… alors qu’en fait, cette femme elle était tout sauf ça », s’indigne Sylvie

Lausberg, historienn­e et psychanaly­ste, autrice d’une récente biographie sur Marguerite Steinheil. Dans Madame S,

elle rend enfin justice à cette figure du début du siècle, indûment méprisée :

« Son unique faute, sa grande force aussi, aura été de toujours choisir le plaisir et le pouvoir. […] Si elle avait écrit un chefd’oeuvre […], on parlerait d’elle comme d’une égérie. »

Marguerite naît en 1869, au sein d’une prospère dynastie industriel­le, la famille Japy. Une des plus importante­s entreprise­s françaises de l’époque.

Le puissant clan Japy fait partie de la haute société protestant­e alsacienne. Édouard, le père de Marguerite – qu’il surnomme Meg – est un original. À près de 40 ans, il épouse une fille d’aubergiste de 16 ans, Émilie. Il ne travaille pas, jouit de ses rentes et de son château, et se prend de passion pour sa fille. Émilie aura quatre enfants, mais Meg est la princesse de son père, rien n’est trop beau pour elle. À 14 ans, il l’emmène en voyage. En amoureux. Ils sillonnent l’Allemagne, la Suisse, l’Italie. Les rumeurs vont bon train. À 17 ans, Meg fait son entrée dans le monde, son père détourne tous les prétendant­s : « Tu ne trouveras jamais un homme qui t’aime autant que moi. »

Lorsqu’une crise cardiaque emporte Édouard, Marguerite a 21 ans et sa famille a hâte de la caser : on lui présente Adolphe Steinheil. L’homme a vingt ans de plus qu’elle, il est laid, flasque et timide. La jeune femme pouffe, c’est une blague ! On lui présente d’autres partis, tous plus odieux. Meg réfléchit. Steinheil est cultivé, gentil, au fond supportabl­e. Peintre académique, il jouit d’une petite renommée qui lui ouvre les portes des milieux bourgeois et artistes de Paris, où il demeure. Marguerite accepte. Paris vaut bien une messe… de mariage.

Du gratin dans le salon

Meg Japy devient Marguerite Steinheil le 9 juillet 1890. Elle s’installe dans la confortabl­e villa de son époux, dans le quartier de Vaugirard. Pétillante, ravissante, bienveilla­nte, elle y tient un salon de mieux en mieux fréquenté. Des hommes de pouvoir et d’argent s’y pressent, Gounod y joue du piano, Toulouse-Lautrec y crayonne les portraits des invités, Zola, Loti… Marguerite flirte toujours et couche souvent. On lui prête un grand nombre d’amants, avérés pour beaucoup. Riches entreprene­urs, politicien­s ou magistrats haut placés qui, généraleme­nt, « adorent » et achètent les tableaux de Steinheil.

Après un an de mariage, Marguerite passe un accord avec Adolphe. Elle vient alors d’accoucher de Marthe, leur fille. Elle décide de divorcer « pour une raison que je ne peux pas divulguer et à laquelle je ne veux même pas faire allusion », dit-elle dans ses Mémoires. Steinheil supplie. Elle revient, mais négocie : chacun sa vie. Un accord qui fonctionne très

bien et permet à tous deux d’accumuler les amants. C’est le secret d’Adolphe, qui ramène dans son atelier des mauvais garçons, plus inspirants comme modèles, dit-il.

En 1896, Meg a 27 ans, elle est époustoufl­ante. Elle brille dans les salons – dans le sien en particulie­r –, fréquente le Tout-Paris de l’aristocrat­ie, de la finance et des arts. Elle est de toutes les fêtes où elle croise souvent le président de la République Félix Faure, surnommé « président Soleil » à cause de son goût du faste et des réceptions. Marguerite lui est présentée officielle­ment à l’été 1897. Dès le lendemain, le président passe commande à Steinheil d’un tableau qui sera l’occasion de longues séances de pose dans l’atelier du peintre… tout près du boudoir de Meg.

L’affaire Dreyfus

La France est alors déchirée par l’affaire Dreyfus. Faure est d’abord convaincu de la culpabilit­é du capitaine. Profondéme­nt militarist­e, il ne peut douter de la droiture de l’armée. Mais au fil des pressions et des témoignage­s, ses conviction­s vacillent. Or la puissante famille de

Marguerite, protestant­e et républicai­ne, est résolument dreyfusard­e.

Marguerite est-elle manipulée ?

Est-elle missionnée pour persuader

Félix Faure de faire réviser le procès ? Pour Léon Daudet, chef de file des antidreyfu­sards, ça ne fait aucun doute. Dans L’Action française, il dénonce : « [Madame Steinheil] se trouvait ainsi au centre, conscient ou inconscien­t, ou à demiconsci­ent, d’une effroyable machinatio­n politique. »

Félix et Marguerite se voient presque chaque jour, durant les « entretiens privés » du président, dans les bals et les réceptions. À la grande surprise de leur entourage, Félix ne se lasse pas de Meg, qui ne se lasse pas de Félix. Invraisemb­lable. Même Berthe Faure, l’épouse, en est ravie : enfin une maîtresse, une seule, et qui sait rester à sa place. L’aventure tourne à l’amour, sincère et tendre. Madame S, ainsi qu’on la surnomme, a bientôt ses entrées à l’Élysée. Elle retrouve le président dans le petit salon bleu pour l’aider à écrire ses Mémoires. Peut-être n’est-ce pas leur unique occupation. Mais ces Mémoires existent et s’étoffent peu à peu. Alors que l’Affaire enfle et pourrait faire craindre une guerre civile, que les manifestat­ions antisémite­s se multiplien­t, Faure ne fait plus confiance qu’à Meg. Elle lui fait part de ses conviction­s en faveur de Dreyfus. Félix doute mais ne s’autorise pas à désavouer l’armée. Reconnaît-il, dans ses Mémoires, qu’il a fini par croire en l’innocence de Dreyfus ? Y dénonce-t-il les fourberies, les trahisons ou les volte-face de certains, nommément ?

La mort du président

Le 16 février 1899, Félix Faure ne se sent pas bien. Il extrait une liasse de feuilles de ses Mémoires et constitue un dossier qu’il veut remettre à Meg. Il lui téléphone en personne, lui demande de venir au plus vite. « Cette affaire me tue, j’ai plus d’ennemis que jamais », lui dit-il. Elle note que « sa voix est changée ». Le président est en plein burn-out. Comme à son habitude, il a beaucoup mangé, pas mal bu et enchaîne les cigares. Et pour la venue de Meg, il a avalé des pilules de Cantharide, ancêtre très toxique du Viagra, dont il use trop souvent.

Lorsque Marguerite arrive, il est essoufflé, au bord du malaise. La porte se ferme sur eux, mais se rouvre très vite : le président se trouve mal. Pendant que le personnel s’active, Meg se rajuste, ramasse le dossier préparé, s’enfuit. Félix Faure meurt quelques heures plus tard. Marguerite, dévastée, malade, n’ira pas aux obsèques. Elle a perdu l’homme qu’elle aimait. Elle mettra longtemps à remonter la pente.

Meg est une battante qui, elle le sait, ne peut compter que sur elle-même. Traînée dans la boue par la presse après la mort de Félix Faure, surnommée la « Pompe funèbre », elle reste discrète. La liaison présidenti­elle officielle­ment découverte, son salon est déserté par les bien-pensants. Un temps. Mais elle retrouve peu à peu son éclat et attaque une nouvelle liste d’amants.

De son côté, Steinheil compte exploiter les documents que Félix Faure a remis à sa femme. Il est de notoriété publique que Madame S détient des extraits compromett­ants des Mémoires présidenti­elles. Adolphe a vendu plusieurs pages à un mystérieux diplomate allemand, qui devient de plus en plus menaçant et veut obtenir le tout. La situation pourrait relever du roman noir… elle va être l’occasion d’un double meurtre, inexpliqué encore aujourd’hui.

Trois cents jours de prison

Le 31 mai 1908, à 5h30 du matin, le valet des Steinheil découvre Marguerite à moitié nue, terrorisée, ligotée, bâillonnée, dans la chambre de sa fille Marthe, absente. Elle a laissé la sienne à sa mère, en visite. Celle-ci s’y trouve en effet, gisant au travers du lit, une cordelette autour du cou. Elle est morte d’une crise cardiaque. À quelques pas, Adolphe gît sur le sol, mort lui aussi, étranglé. Du désordre partout, mais certains bijoux sont encore dans leur coffre… étrange. Marguerite accuse des inconnus de passage, puis son valet, puis le fils de la cuisinière… Ses allégation­s multiples et fantasques sèment le doute sur son propre rôle. Arrêtée, elle restera trois cents jours en prison avant son procès.

Ce fait divers sanglant ravive la haine qui déchire toujours la France, deux ans après la réhabilita­tion de Dreyfus. La droite évoque la mort de Félix Faure, que Meg aurait assassiné pour favoriser la révision du procès. « La veuve rouge », « Vicieuse criminelle » fait la Une des journaux. Des indices, des témoins, des récits contradict­oires se succèdent. La présence d’agents de la Sûreté, arrivés très (trop) vite sur les lieux d’un simple fait divers, interroge. Plusieurs hypothèses sont émises, du crime crapuleux jusqu’au secret d’État.

Lors de son procès, Marguerite se donne à fond. Elle change encore de surnom, la voici devenue la « Sarah Bernhardt des assises ». La plaidoirie de son avocat durera sept heures. Après deux heures de délibérati­on, les jurés, troublés, l’acquittent. Meg s’enfuit dans une voiture aux vitres voilées. Pendant des mois, elle changera de nom, de ville, pour échapper aux journalist­es et aux curieux.

Baronne en Écosse, prisonnièr­e au Maroc

Pendant son procès, Marguerite a reçu chaque jour une orchidée, envoyée par un admirateur anglais, lord Robert Brooke Campbell Scarlett, baron d’Abinger. Libre et « blanchie », Madame S. rejoint Sir Robert, qu’elle finit par épouser en 1917, malgré l’opposition de la famille. Le couple vit dans les châteaux ancestraux, en Écosse et en Angleterre. Une vie de rêve qui dure dix ans, jusqu’à la mort du baron. La famille d’Abinger fait comprendre alors à Marguerite qu’elle n’est qu’une pièce rapportée. Elle a 58 ans et aucune fortune personnell­e. Va-t-elle baisser les bras ?

Non, bien sûr. Un dernier rebondisse­ment va lui assurer une retraite confortabl­e. Elle se fait kidnapper, avec sa fille et deux amis, lors d’une balade dans la région de Kasba Tadla, au Maroc. Un enlèvement rocamboles­que, dont la République française paiera la rançon, et dans lequel sa biographe Sylvie Lausberg voit une habile entourloup­e : « Un magot, hors contrôle, glissé dans une escarcelle voyageuse, une somme largement suffisante pour permettre une sortie de scène. » Et de fait, on n’entendra plus jamais parler de Marguerite Japy Steinheil, veuve Abinger. Installée à Brighton, elle y meurt en 1954, à 85 ans. Pour sa crémation, elle stipule « ni fleurs ni couronnes ». Elle en avait bien profité sa vie durant.

 ??  ?? Marguerite Steinheil née Japy (1869-1954).
Marguerite Steinheil née Japy (1869-1954).
 ??  ?? Adolphe et Marguerite Steinheil avec leur fille, Marthe.
Adolphe et Marguerite Steinheil avec leur fille, Marthe.
 ??  ?? Avec le baron Abinger, le jour de leur mariage, le 26 juin 1917.
Avec le baron Abinger, le jour de leur mariage, le 26 juin 1917.
 ??  ?? Carte postale reproduisa­nt le procès de Madame Steinheil aux assises en novembre 1909. Ci-contre, l’affaire Steinheil traitée dans L’OEil de la police en 1908.
Carte postale reproduisa­nt le procès de Madame Steinheil aux assises en novembre 1909. Ci-contre, l’affaire Steinheil traitée dans L’OEil de la police en 1908.
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