Affreuses, vamps et méchantes
Garce fatale, veuve noire, meurtrière, zombie… au cinéma, la femme criminelle reste souvent cantonnée aux stéréotypes. Décryptage à travers un petit festival de films cultes, d’hier et d’aujourd’hui…
Loulou, Carrie, Thelma et Louise, les soeurs Papin, Lisbeth Salander… Pas besoin d’être cinéphile pour dresser cette liste rouge sang : la femme criminelle, fictive ou réelle, fascine le 7e art depuis belle lurette. De préférence en mode bombasse, mais pas seulement. Selon qu’elle est diabolisée ou héroïsée, selon l’époque où elle est filmée aussi, la tueuse présente une multitude de visages… Même si elle reste toujours perçue comme une figure inquiétante, quels que soient son allure, son époque, son territoire, son humeur, ses fêlures. Dur, dur ! D’ailleurs, en bon reflet de la société, le cinéma s’échine souvent à la ranger dans une case. Pour mieux la canaliser ? La marginaliser ?
Femme fatale, veuve noire, soeur meurtrière ou tueuse psychopathe : le fait est que ces quatre modèles (qui, parfois, se superposent) reviennent en boucle dès qu’il s’agit de représenter une criminelle sur grand écran. Sauf lorsqu’un cinéaste – ou une cinéaste ! – entend ce que cette violence dit de la vie des femmes et s’avise, alors, de poser un autre regard sur elles…
La mortelle séductrice
Ange du mal, mangeuse d’hommes, garce diabolique, mortelle séductrice… N’en jetez plus ! S’il est une catégorie qui multiplie les appellations – donc les apparitions –, c’est bien celle de la femme fatale ! Érotisée à mort, la vamp (terme qui, ne l’oublions pas, a été créé à partir du mot « vampire ») est sans conteste l’archétype préféré
du cinéma de genre, singulièrement de l’univers du polar.
Rien de tel qu’une bombe photogénique, aux courbes sculptées par la lumière, pour satisfaire le plaisir voyeuriste de l’homme (hétéro), n’est-ce pas ? Mais rien de tel, aussi, qu’une femme indomptable, mystérieuse et hyper sexuée, pour affoler la virilité de ses amants et révéler, au fond, la libido inquiète du mâle pas si dominant, comme le personnage de « l’OEil », interprété par Michel Serrault, dans Mortelle randonnée de Claude Miller en 1983 ! Autant dire que la femme fatale est une arme à double tranchant, à la fois fascinante et dangereuse. Joueuse. Une ambiguïté qui a permis à quelques actrices sublimes d’asseoir leur légende pour l’éternité.
À commencer par Louise Brooks, sulfureuse héroïne du Loulou de G. W. Pabst (1929) qui pose les premières marques de la femme libre dans l’histoire du cinéma. Viennent ensuite les inoubliables Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort de Billy Wilder (1944), Lana Turner dans Le facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett (1946) ou Rita Hayworth dans La Dame de Shanghaï d’Orson Welles (1947). Aussi belles qu’effrayantes – « aussi belles qu’une balle », pour reprendre le titre d’une chanson fameuse de Taxi Girl –, ces figures de l’âge d’or du film noir sont d’autant plus intéressantes qu’elles cristallisent les peurs d’une société américaine marquée alors par le retour à des valeurs très conservatrices.
De fait, la femme fatale reflète idéalement les paranoïas masculines de chaque époque, mais aussi leurs paradoxes. Voyez, plus près de nous, le controversé Basic Instinct de Paul Verhoeven (1992). Bien sûr, sa psychanalyse de bazar et son imagerie porno chic transmettent une vision genrée, très normée a priori, de la femme. Et bien sûr, le rôle de Catherine Tramell a fait de Sharon Stone une star disons… (dé)culottée (à son grand désarroi, explique-t-elle aujourd’hui). Cependant, ce thriller donne aussi à voir une héroïne dominante, indépendante, bisexuelle, ultra-intelligente et totalement maîtresse de ses émotions. Pas si simple, donc !
La veuve noire
La veuve noire n’est pas seulement le nom d’une araignée venimeuse qui aime, à l’occasion, dévorer les mâles de sa propre espèce. Elle désigne aussi un modèle de criminelle que l’on retrouve fréquemment sur grand écran : celui de l’épouse endeuillée déterminée à se venger. Autant dire qu’on rigole rarement avec cette créature, surtout quand elle tisse sa toile dans un univers mafieux.
La dame n’en reste pas moins captivante, car elle synthétise à elle seule deux des traits caractéristiques de la tueuse au cinéma. Hier comme aujourd’hui. Primo, elle ne tue pas gratuitement, mais pour se venger. Secundo, si elle se venge, c’est parce qu’elle est ou a été victime. D’un homme, d’un groupe, d’un système. En clair, elle tue toujours pour une bonne raison – étant entendu que la société le lui fera payer, évidemment.
La preuve avec La mariée était en noir, beau film de François Truffaut (1968). Jugez plutôt : Julie, son héroïne, voit son mari se faire abattre le jour de son mariage. Après avoir dressé la liste des assassins, l’inconsolable brunette décide de les tuer, implacablement, un par un, une idée que Quentin Tarantino reprendra dans Kill Bill, en 2003. Placé sous l’égide d’Hitchcock, ce drame obsessionnel confère une puissance redoutable, inhabituelle, à son héroïne. Truffaut aurait d’ailleurs demandé à Jeanne Moreau, son actrice principale,
La femme fatale est une arme à double tranchant, à la fois fascinante et dangereuse
de jouer « comme Bogart », donc comme un homme. Mais il en fait aussi une figure abstraite, uniquement définie par son statut d’épouse sacrificielle. Difficile, on le voit, de sortir du cadre du genre et des stéréotypes…
Les soeurs criminelles
Si une tueuse solitaire affole la mâle société, imaginez deux tueuses complices, voire davantage ! Personne, de fait, n’a oublié les débats rageurs qui ont accompagné la sortie de Baise-moi, ballade assassine et révolutionnaire cosignée par Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi en 2000. Ni son interdiction aux moins de 18 ans.
Le motif des soeurs criminelles, parfois décliné en bande de filles (c’est plus moderne), a beau être un peu moins courant que celui de la veuve noire, ou un peu moins glamour que celui de la mortelle séductrice, il revient pourtant régulièrement hanter l’écran noir de nos nuits blanches.
Assez pour que l’on s’interroge : que racontent ces duos et autres gangs, qu’ils soient unis par les liens du sang (Les Blessures assassines de JeanPierre Denis en 2000) ou par ceux de l’amitié (Thelma et Louise de Ridley Scott, en 1991) ? Mais que l’union fait la force, tout simplement ! Physiquement et symboliquement. D’ailleurs, si le cinéma d’action aime de plus en plus faire tournoyer ses caméras autour de ces tueuses en mode guerrière (Mad Max: Fury Road de George Miller, en 2015), le cinéma social et politique n’est pas en reste non plus (Foxfire, confessions d’un gang de filles de Laurent Cantet, en 2012).
La Cérémonie, drame grinçant de Claude Chabrol (1995), en est l’une des illustrations les plus magistrales. S’inspirant de la célèbre affaire Papin, qui vit deux soeurs domestiques assassiner froidement leurs patronnes en 1933, le réalisateur français ne s’embarrasse ni de psychologie ni de réalisme. Bim, bam, boum : ses deux héroïnes, l’une, postière, et l’autre, bonne à tout faire, sont odieuses, jubilatoires et radicales. Génialement interprétées par Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, elles tuent pour se libérer de l’emprise des patrons de la plus jeune, symboles d’une bourgeoisie hypocrite et honnie. OK. Mais comme elles tissent une relation également toxique entre elles, en mode dominante/dominée, on finit par douter
Si une tueuse solitaire affole la mâle société, imaginez deux tueuses complices, voire davantage
des vertus de cette « libération ». Bref, malaise assuré. À noter que Chabrol a écrit le scénario avec une femme, la psychanalyste Caroline Eliacheff, en s’appuyant sur le roman d’une autre femme (L’Analphabète de Ruth Rendell)…
La femme monstre
Dernière catégorie de cette petite typologie cinéphile en quatre rounds : la femme monstre. Censée exprimer les côtés les plus sombres de l’âme humaine, elle se caractérise le plus souvent par sa folie ( jusqu’à l’infanticide, ultime tabou). Le cinéma gore, ou d’épouvante, accueille volontiers ses excès, les déclinant sous de multiples avatars (furies, zombies, serial killeuses et autres cannibales). Certains de ces films, qui ne lésinent pas toujours sur la caricature, Grand-Guignol oblige, sont devenus des classiques (Carrie au bal du diable de Brian De Palma, en 1976, et sa jeune fille paranormale ; Vendredi 13 de Sean S. Cunningham, en 1980, et sa mère psychopathe), fécondant nombre d’oeuvres postérieures.
Certes, le premier est une fresque ambitieuse et brillante, tandis que le second est un long-métrage médiocre à petit budget (l’un des plus rentables de l’histoire du cinéma, cela dit). Au-delà de leurs différences, ils partent néanmoins du même postulat : une tueuse ne peut être qu’une femme dénaturée.
Puisqu’il n’est pas dans la nature des femmes d’être méchantes ou, pire encore, violentes. CQFD.
Cette essentialisation ronronnante, réductrice et fausse qui plus est, explique sans doute le nombre croissant de réalisatrices décidées à en découdre, aujourd’hui, avec le cinéma de genre. Pour le meilleur. Non seulement elles y bousculent l’image de la femme criminelle, mais elles la complexifient. Judicieusement. On ne saurait trop vous recommander d’aller jeter un oeil, et même deux, sur Trouble Every Day de Claire Denis (2001), Monster de Patty Jenkins (2003) ou Grave de Julia Ducournau (2016). Pour sûr, c’est de la balle, Baby !
Les réalisatrices d’aujourd’hui complexifient l’image de la femme criminelle