Causette

Les marraines des parrains

Les femmes des mafias italiennes arrivent parfois à occuper des rôles de premier plan dans ces organisati­ons criminelle­s pourtant machistes par définition. Quel qu’en soit le prix.

- Par HÉLOÏSE RAMBERT – Photos LAURA LAFON pour Causette

Elles s’effondrent, éplorées, devant le corps d’un fils mafieux tombé sous les balles. Se jettent, échevelées et hurlant à la mort, sur le capot des voitures des carabinier­s qui passent les menottes à leur mari. Ces « mamma » du sud de l’Italie, vêtues de noir, théâtrales, apparaisse­nt comme les premières victimes de la violence mafieuse. L’imaginaire collectif les cantonne d’ailleurs volontiers à un rôle passif d’épouse et de mère, tenues à l’écart des activités criminelle­s de la famille.

Victimes de violence, les femmes issues des familles mafieuses le sont en effet. De la part de ces hommes tant pleurés publiqueme­nt. « L’organisati­on de la mafia calabraise en particulie­r – la ’Ndrangheta – repose sur la famille de sang. La cellule familiale mafieuse est le lieu où s’exerce le pouvoir machiste », explique Sabrina Garofalo, sociologue attachée au centre d’études de genres Milly Villa de l’université de Calabre (Sicile). Presque toujours dépendante­s économique­ment de leur conjoint ou mari, ces filles et épouses ne peuvent mener leur vie comme elles l’entendent. Impossible d’aimer et d’épouser qui elles veulent. Pas plus que d’aller boire un ristretto au café du coin avec des amies.

Dans ce carcan, les femmes cherchent à s’arroger un espace de liberté. Leurs parcours, les attitudes et les rôles qu’elles adoptent, ne relèvent pas toujours du choix. « Le rôle des femmes dans le crime organisé dépend de leur histoire personnell­e et échappe aux stéréotype­s », insiste Sabrina Garofalo. Certaines d’entre elles, surtout les plus âgées, s’érigent en gardiennes des valeurs mafieuses. Bien que victimes elles-mêmes de

“TU DOIS GRANDIR ET TU DOIS GRANDIR VITE, L’HONNEUR DE LA FAMILLE TU DOIS MAINTENIR, MON FILS, TU DOIS VENGER TON PÈRE”

Berceuse calabraise

l’oppression de leur clan, elles mettent un point d’honneur à transmettr­e ces valeurs à leurs enfants. Et perpétuent ainsi la violence et la mort.

Anne Véron, réalisatri­ce et autrice de Des femmes dans la mafia, madones ou marraines ? (éd. du Nouveau monde, 2015), en veut pour preuve l’histoire de Giuseppina Nappa. Giuseppina est l’épouse de Francesco Schiavone, un chef puissant de la Camorra, la mafia napolitain­e, et la mère de ses enfants. « Schiavone est très peu à la maison. La plupart du temps, il est en cavale. Elle élève ses enfants dans son culte absolu et ne manque pas de leur transmettr­e son hérédité culturelle, dont les valeurs principale­s consistent à se faire respecter et à respecter l’enseigneme­nt du père. Elle laisse traîner des armes dans la maison », raconte Anne Véron.

Pousse-au-crime de ses fils quand le “boss” part en prison

Quand, en 1998, le « boss » finit dans une prison de haute sécurité et comprend qu’il n’en ressortira jamais, il encourage lui-même sa femme à quitter leur fief de Casal di Principe (Campanie) avec les enfants et à aller rejoindre sa soeur dans une autre région d’Italie. « Elle refuse, continue la réalisatri­ce. Notamment

parce qu’elle ne veut pas perdre son statut social de femme de camorriste. Dans une autre ville, elle ne serait plus personne. Tous ses fils ont fini par être arrêtés, les uns après les autres, et elle ne les a plus vus qu’au parloir. »

Ce rôle d’« éducatrice » est particuliè– rement marqué dans la ’Ndrangheta, au sein de laquelle les femmes peuvent devenir de véritables pousse-au-crime quand une figure masculine disparaît.

« Elles cherchent un moyen d’exercer un pouvoir au sein de l’organisati­on en assumant des rôles qui visent à renforcer la famille. Quitte à devenir complices de crimes », explique Marisa Manzini, procureure adjointe au tribunal de Cosenza (Calabre).

C’est ce genre de rôle que s’est taillé Giuseppina Iacopetta. Quand son redouté mari, le « boss » de Stefanacon­i, une petite ville de Calabre, est assassiné le 18 septembre 2011, elle prie la Vierge d’aider ses enfants à identifier les meurtriers et à les exterminer. Sa volonté sera faite, même si la Vierge n’a sûrement que peu à voir avec la sanglante vendetta. « Giuseppina Iacopetta a non seulement transmis à ses enfants le “code d’honneur” mafieux, mais s’est faite vestale de la vengeance », souligne la procureure adjointe. Giuseppina purge aujourd’hui une peine de prison à perpétuité. Les paroles de la berceuse traditionn­elle calabraise Ninna Nanna Malandrine­ddu, chantée au son de la mandoline, en disent long sur le rôle des mères dans la vendetta :

Regardez mon fils, comme il est beau / Comme il ressemble à son père /Écoutemoi, cher fils /Tu es né orphelin /Ton père a été tué /Avec traîtrise et infamie /Tu dois grandir et tu dois grandir vite /Avec des armes à feu et des couteaux tu dois toujours te battre /L’honneur de la famille tu dois maintenir /Mon fils, tu dois venger ton père.

La soudaine absence d’un homme rebat les cartes de l’organisati­on du pouvoir. Même si cet homme est bien vivant. En fuite ou en prison, ce sont eux qui continuent de tenir les rênes. Mais ils ont besoin d’une personne de confiance pour faire passer les messages et assurer la gestion des affaires. Qui de mieux placé, alors, qu’une fille ou une épouse ? « Dans ces situations, le clan reconnaît aux femmes une sorte de pouvoir, estime Sabrina Garofalo. Mais un pouvoir de délégation, obtenu uniquement par la légitimati­on d’un membre masculin de la famille. »

Tellement douée que son mari lui cède sa place

Cette « promotion » n’est d’ailleurs pas toujours un souhait des épouses, qui peuvent se retrouver plus ou moins contrainte­s de jouer les intermédia­ires. Très rares sont les femmes qui ont occupé des postes de premier plan, et de leur pleine volonté, dans les mafias italiennes. Elles sont d’ailleurs à peine une dizaine à être incarcérée­s sous le dur régime du « 41 bis », qui prévoit l’isolement des détenu·es condamné·es pour crimes mafieux.

Le visage buté de l’une d’entre elles a fait la Une des journaux italiens il y a quelques années : celui d’Aurora Spanò. Aurora, un prénom lumineux pour de bien sombres ambitions. Cette infirmière de métier épouse en deuxièmes noces un membre de la famille Belloco, un très puissant clan calabrais. « Quand elle entre dans cette famille, elle s’avère tellement douée pour faire régner la terreur, que son mari lui cède la place », rapporte Dina Lauricella, journalist­e et autrice d’Il codice del disonore (Le Code de déshonneur, éd. Einaudi, 2019, non traduit). Durant des années, « la Spanò » restera la cheffe crainte et incontesté­e de la région de San Ferdinando (Calabre). « Elle aimait ce qu’elle faisait et elle l’a

“[LA SPANÒ] N’HÉSITAIT PAS, EN VRAIE CHEFFE DES ARMÉES, À ENVOYER SES FILS POUR MENACER ET MÊME ASSASSINER LES MAUVAIS PAYEURS”

Dina Lauricella, journalist­e et autrice

fait avec orgueil et déterminat­ion, sans que personne ne l’y oblige, continue la journalist­e. L’extorsion était sa spécialité. Et elle n’hésitait pas, en vraie cheffe des armées, à envoyer ses fils pour menacer et même assassiner les mauvais payeurs. »

Criminelle­s en col blanc

Depuis de nombreuses années, les mafias sont devenues des multinatio­nales du crime qui blanchisse­nt quantité d’argent sale. Si les vraies criminelle­s de sang ne sont pas légion, les criminelle­s en col blanc ont su se tailler une part du gâteau.

« Les enquêtes les plus récentes ont montré que certaines femmes assument des tâches de plus en plus importante­s au sein des organisati­ons criminelle­s, surtout en s’occupant des intérêts économique­s et financiers, et notamment en servant de prête-nom », indique la procureure adjointe Marisa Manzini.

À l’autre bout du spectre, d’autres figures féminines s’efforcent de mettre fin au crime en collaboran­t avec la justice. Lea Garofalo est sans doute l’une des plus connues. En 2002, cette Calabraise, fille de ’Ndrangheti­ste et femme de ’Ndrangheti­ste, se rend chez les carabinier­s et raconte tout ce qu’elle sait de son environnem­ent mafieux. Elle et sa fille Denise entrent dans un programme de protection. En 2009, Lea est enlevée, torturée, tuée et son corps dissous dans l’acide par son mari. Denise, bien que mineure, ne se pliera pas aux injonction­s mafieuses et se portera partie civile contre son père. Après l’assassinat de Lea, la loi italienne sur les témoins de justice a subi des changement­s importants, son histoire ayant mis en lumière de graves manquement­s.

Sans forcément se lancer dans la dénonciati­on, de plus en plus de femmes essaient de prendre la tangente. « Les nouvelles génération­s de femmes, grâce aux réseaux sociaux, tissent des liens hors de leur milieu mafieux. Cette fenêtre ouverte sur le monde leur fait réaliser qu’une autre vie est possible », explique Dina Lauricella. Ces désertions sont un coup dur pour les clans. « Les femmes prennent conscience qu’elles sont manipulées par les hommes, utilisées pour assurer la survie d’une organisati­on qui continue à réserver le pouvoir réel aux seuls hommes. Cette prise de conscience pourrait provoquer une lente décadence des mafias », assure la procureure adjointe. La confiscati­on de leurs biens matériels par la justice, et leurs femmes qui leur échappent, deux cauchemars de mafieux.

“LA PRISE DE CONSCIENCE [DES FEMMES] POURRAIT PROVOQUER UNE LENTE DÉCADENCE DES MAFIAS”

Marisa Manzini, procureure adjointe au tribunal de Cosenza (Calabre)

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