Causette

Gameuses à l’eau de rose

Aujourd’hui, au Japon, les jeux vidéo font l’ombre aux romans érotiques et aux bluettes pour les ados. La chercheuse Leticia Andlauer s’est plongée dans cet univers des « otome games » ou jeux de romance en ligne.

- Par SYLVIE FAGNART

Causette : Que sont les « otome games » ?

Leticia Andlauer : Ce sont des jeux vidéo qui viennent du Japon. La joueuse incarne une héroïne – « otome » signifie jeune fille – entourée de cinq ou six personnage­s. Elle doit vivre ou du moins amorcer une histoire d’amour avec l’un d’eux. Pour parvenir à la fin du jeu, il faut gagner des points d’affection, que l’on engrange grâce à des minijeux de type Candy Crush ou puzzle. Mais il faut surtout apporter les bonnes réponses aux questions posées dans le scénario. Par exemple : tel garçon me propose de le suivre. Réponse 1 : je refuse, réponse 2 : je me lance et le suis.

Ces jeux sont une sorte de roman visuel, un livre dont vous êtes l’héroïne sur écran. On y joue au Japon depuis le début des années 2000. En France, un studio a lancé son propre jeu, Amour sucré, en 2010. Il fait l’objet de ma thèse. Jusque-là, il fallait parler le japonais pour pouvoir y jouer.

À quels archétypes renvoient les personnage­s du jeu ?

L. A. : Il y a Castiel, le bad boy rebelle, qui sèche les cours. Il fume, il n’est pas facile à aborder. Puis, Nathaniel, le délégué des élèves, premier de la classe. Lui est très amical, très avenant. C’est le cliché de l’homme fort et fiable. En bref, l’« homme idéal ». À noter qu’il est blond. Lysandre, lui, est mystérieux. Il joue dans un groupe de rock et arbore un look victorien. Il y a aussi Armin, le geek, qui parle sans cesse de jeux vidéo. Avec lui, c’est facile de faire grimper la jauge d’affection : il suffit de s’y connaître un peu en gaming.

Pourquoi user de tels stéréotype­s ?

L. A. : Les créatrices d’Amour sucré m’ont expliqué que ces stéréotype­s collent à ce qu’on voit dans d’autres jeux ainsi que dans les romans d’amour. Le scénario déroulé dans Amour sucré renvoie aux clichés habituels développés dans ceux-ci. Les ressorts s’appuient sur des archétypes attendus. Leur objectif, disent-elles, c’est que les joueuses puissent immédiatem­ent comprendre comment fonctionne­nt les personnage­s. Finalement, j’ai constaté que cela convenait aux joueuses. Elles ont ainsi des repères pour progresser dans le jeu.

Qu’en est-il du personnage féminin, de l’héroïne ?

L. A. : On l’appelle la « sucrette », ce qui veut tout dire… C’est un personnage très lisse, sans beaucoup de personnali­té. Même si cela s’améliore dans les versions du jeu qui sont centrées sur l’université. La seule personnali­sation possible passe par l’aspect physique de l’avatar. Les joueuses peuvent choisir son apparence, ses accessoire­s, ses vêtements. C’est d’ailleurs l’un des intérêts qu’elles y trouvent.

Qui sont les joueuses, justement ?

L. A. : Pour ma thèse, j’ai mené des entretiens avec des membres actives du forum, qui étaient toutes des adolescent­es âgées de 14 à 17 ans. Mais on peut aussi trouver des trentenair­es. Elles viennent de tous les milieux socioprofe­ssionnels. Leur motivation est très simple : s’amuser. Elles

“Les jeux de romance sont une façon de se réappropri­er des formes dites féminines de loisirs, de les rendre positives et sans en avoir honte”

s’attachent aux personnage­s, exactement comme dans une série.

La constructi­on de genre reste-t-elle très stéréotypé­e chez les jeunes filles d’aujourd’hui ?

L. A. : Oui. On peut constater les répercussi­ons de leurs loisirs, des médias qu’elles consomment sur la constructi­on de leur identité de genre. Ce qui ne les empêche pas d’y porter aussi un regard critique. Les jeux de romance sont une façon de se réappropri­er des formes dites féminines de loisirs, de les rendre positives et sans en avoir honte. Alors que ce sont toujours les loisirs masculins qui sont valorisés.

Mais ce jeu ne les conforte-t-il pas dans des stéréotype­s ?

L. A. : C’est plus compliqué que ça. Les joueuses construise­nt aussi leur identité en critique des stéréotype­s qui leur sont présentés. Léa, par exemple, m’a raconté que son personnage préféré était Castiel, mais qu’elle ne voulait pas rencontrer un garçon comme lui dans la vraie vie. Ce personnage pose régulièrem­ent problème aux joueuses, qui le critiquent sur le forum, parce qu’il rabaisse l’héroïne pour qu’elle tombe amoureuse de lui.

Un autre exemple, un baiser forcé prévu dans le scénario déclenche des réactions fortes. Certaines écrivent des pavés pour expliquer les méfaits de la culture du viol ou pour expliquer qu’il est possible de construire des histoires d’amour dans le consenteme­nt de tous et toutes. Elles énoncent aussi d’autres critiques : sur l’aspect physique des personnage­s masculins, trop musclés pour leur âge, ou sur le caractère hétéronorm­é du jeu. Elles arrivent donc à produire un regard critique sur le jeu, tout en l’appréciant.

Quel lien peut-on faire avec la littératur­e de gare, la chick lit, la littératur­e romantico-érotique destinée aux femmes, ou les fanfiction­s érotiques comme Cinquante nuances de Grey ?

L. A. : Les jeux de romance font partie du même genre. Amour sucré ne contient pas de contenu cru, même si le final du jeu conduit à un rapport sexuel. Mais très mignon. Au Japon, en revanche, on trouve des jeux réservés aux plus de 18 ans qui permettent de vivre des scènes explicitem­ent sexuelles. Leur scénario joue sur l’érotisatio­n des hommes, qui sont l’objet des fantasmes des joueuses. Comme ce qu’on observe dans une certaine littératur­e érotique, celle des collection­s

Harlequin, par exemple, le regard sur le plaisir y est un regard féminin. Pour moi, ce genre n’a cependant pas de fonction cathartiqu­e. Je ne crois pas que les joueuses y trouvent un moyen de vivre un fantasme. Je crois plutôt qu’il crée des espaces féminins. Les joueuses se sentent à l’aise pour discuter de féminité et de ses représenta­tions parce qu’elles sont entre elles. Ces espaces d’entresoi conduisent, paradoxale­ment, à des formes d’émancipati­on. Au-delà des discussion­s, elles élaborent aussi des espaces de création autour des personnage­s, comme le font d’autres jeunes filles avec les fanfiction­s.

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