SURVIVRE EN ZONES ANTI-LGBT
Depuis 2019, encouragées par le parti conservateur au pouvoir, une centaine de communes du sud-est de la Pologne se sont proclamées « zones sans idéologie LGBT ». Les personnes LGBT qui y vivent subissent harcèlements, agressions, menaces de mort. Et sont souvent contraintes à l’exil. Causette s’est rendue sur place pour entendre leur voix et rencontrer celles et ceux qui les soutiennent ou les persécutent.
Il n’a jamais fait bon être une personne LGBT dans la très catholique Pologne. Mais, depuis deux ans, leur vie a viré au cauchemar. En 2019, face à la montée d’actes homophobes et transphobes, le maire de Varsovie et un des chefs de l’opposition, Rafal Trzaskowski, signe un texte protégeant les personnes LGBT. Une provocation pour de très nombreux élu·es de la région située au sud-est de Varsovie, à environ deux heures de route, autour du chef-lieu, Lublin. Une zone occupant un tiers du pays. Nous sommes le long de la frontière ukrainienne, là où les mentalités sont les plus conservatrices.
En réponse, une centaine de maires de cette région signent donc un autre texte, sans valeur juridique aux yeux de la justice internationale ou de l’Union européenne, mais néanmoins bien réel : une charte proclamant leurs communes « zones sans idéologie LGBT ». L’idée vient du président de la République, Andrzej Duda, qui vise alors un deuxième mandat (il sera réélu en 2020). Lui-même publie une charte de la famille qui comprend des engagements pour « interdire la propagation de l’idéologie LGBT dans les institutions publiques » et s’oppose au mariage de personnes de même sexe et à l’adoption par celles-ci.
“Né0-bolchevisme”
Le discours des partisans des « No LGBT zones » est le suivant : les personnes LGBT prônent une idéologie relevant d’un « néo-bolchevisme ». Elles veulent sexualiser les enfants, quand il ne s’agit pas de les violer. Dans un meeting électoral, Andrzej Duda déclare que « les enfants doivent être protégés des agressions sexuelles et des adoptions par des couples du même sexe ». Début mars, Clément Beaune, le secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes, a voulu visiter une de ces zones « anti-LGBT » pour protester contre leur sectarisme. Mais les autorités polonaises l’ont contraint à faire marche arrière. Clément Beaune a parlé de « scandale absolu » et promis de revenir. Entre-temps, Causette a fait le déplacement.
Pulawy est une commune de 47000 habitants sans grand charme, à une heure trente au sud-est de Varsovie. À vol d’oiseau, l’Ukraine est à 50 kilomètres. Le maire de la commune a signé la charte anti-LGBT. Assis dans un café devant un thé brûlant, Andrej Kuszyk, l’un des conseillers municipaux,
“ON A DÉPASSÉ LES LIMITES DE L’ACCEPTABLE. LES DROITS DES MINORITÉS SONT SUPÉRIEURS À CEUX DE LA MAJORITÉ”
Andrej Kuszyk, conseiller municipal de Pulawy
énonce sa détestation du « multiculturalisme qui vient de l’Ouest, avec cette idéologie qui met en péril la société polonaise. On a dépassé les limites de l’acceptable. Les droits des minorités sont supérieurs à ceux de la majorité ». Lui aussi assure que l’idéologie LGBT vient du communisme. « Le communisme revient sous la forme d’un arc-en-ciel. » Trop malin pour cela, il ne prononcera aucune insulte à l’encontre des personnes homosexuelles. Ajoutant même : « Je m’en fous de qui couche avec qui, ça ne me regarde pas. » Mais derrière le mariage entre personnes du même sexe, il voit poindre des risques de sexualisation des enfants et de pédophilie. Et d’ajouter : « Je ne suis pas homophobe, mais je m’interroge : quand une personne se prend pour Napoléon, on l’interne à l’hôpital psychiatrique, mais quand un homme dit qu’il est une femme, on le laisse tranquille ? » Charmant.
Dawid a 19 ans. Dans quelques mois, il quittera Pulawy et même la Pologne pour les Pays-Bas. Comme de très nombreuses personnes LGBT qui fuient pour Berlin, Stockholm ou Londres, il est suivi par un psychologue pour dépression et conserve en permanence une bombe lacrymogène sur lui. « Dans le centre-ville, je n’emprunte que les rues équipées de caméras de vidéosurveillance. »
Quand il parle, il ne cesse de se retourner pour vérifier les alentours. « Je ne suis pas paranoïaque, mais je suis obligé de me méfier. En fait, ça vous rend fou de vivre comme ça. » Pas un jour sans qu’il se fasse au moins insulter par des groupes de garçons dans la rue, en pleine ville. Encore la veille de notre rencontre. Même son meilleur ami lui a dit qu’il était malade, qu’il devrait se faire soigner, qu’il le dégoûtait. « Les gens qui nous harcèlent sont minoritaires, mais leur impunité les rend terriblement dangereux. »
Il dit pleurer très facilement. « Mais je veux me prouver que je suis quelqu’un de fort en affrontant ces gens et en témoignant. »
Plus au sud encore, à Krasnik (32 000 habitants), toujours dans ce grand tiers de la Pologne ouvertement hostile aux
“NOUS SOMMES DÉSORMAIS DES CITOYENS DE SECONDE ZONE. JE NE PARLE MÊME PAS DES TRANS : LEUR VIE EST UN ENFER”
Cezary Nieradkoa, 22 ans
LGBT, Cezary Nieradkoa a 22 ans. Ses parents, à qui il rend visite ce jour-là, vivent toujours dans cette commune signataire de la charte en 2019. Depuis un an, pour cette raison, il a déménagé à Lublin (360000 habitants) dont le maire, lui, n’a pas signé le fameux texte. Cezary aussi a décidé de partir à l’étranger pour étudier la médecine en Slovaquie.
Il donne rendez-vous dans le très beau parc Jean-Paul-II de la commune de son enfance, là où s’est tenu son premier rendez-vous amoureux avec un garçon, il y a six ans. On y voit des niches en bois dans lesquelles on peut trouver des livres en libre-service. De temps en temps, il en dépose un qui traite de tolérance. Le lieu semble idyllique, des pissenlits en fleur, des oiseaux, des enfants qui jouent… Le jeune homme, qui ne se sépare, lui non plus, jamais de sa bombe lacrymogène, raconte pourtant l’horreur du quotidien dans la région. Ses parents qui lui recommandent de faire attention quand il sort, même en pleine journée. Le médecin qui lui a dit qu’il fallait castrer chimiquement les homosexuels. Le pharmacien qui refuse de lui délivrer ses médicaments. Le père de son ex-copain a tenté d’étrangler son propre fils sous ses yeux, celui-ci n’a eu la vie sauve que grâce à l’intervention de Cezary. Dans les jours qui ont suivi, le père les traquait en ville, armé d’une batte de base-ball. « Nous sommes désormais des citoyens de seconde zone. Je ne parle même pas des trans : leur vie est un enfer. Aucune personne LGBT n’est protégée par notre propre gouvernement. Ce qui me fait le plus mal, c’est que les gens n’existent plus. Ils se cachent. » Il est impossible pour deux garçons de se promener main dans la main. Pour les filles, c’est un petit peu plus facile : les gens peuvent croire qu’il s’agit de deux soeurs ou de cousines…
Gel des subventions
Le maire de Krasnik, Wojciech Wilk, reçoit dans une petite salle dont la porte d’entrée est surmontée d’un crucifix. L’élu est bien embêté : encore des journalistes qui viennent dire du mal de sa cité. L’édile explique qu’en 2019 il a tenté de dissuader ses adjoints d’adopter la charte, mais qu’il n’a pas été entendu. Il est finalement parvenu à les convaincre de faire marche arrière il y a quelques semaines. Comme par hasard, juste après la parution d’une page entière dans le New York Times et l’annonce d’un gel des subventions par l’Union européenne et encore plus par la Norvège (environ 10 millions d’euros pour cette dernière). Comme pour toutes les No-LGBT zones. De son côté, la ville de Nogentsur-Oise (Oise) avait déjà annoncé qu’elle suspendait son jumelage avec Krasnik. Le maire polonais le reconnaît facilement, tous les travaux ou presque entrepris dans sa ville sont financés par l’Europe. « Moi, j’ai toujours été contre cette charte, assure-t-il. Ce texte n’apportait rien de bon, il cause des dommages à l’image de la ville et à la vie en société en général.
Il est vrai qu’une partie de la population peut se sentir exclue et discriminée, ce qui n’est pas normal. »
Ici, comme à Pulawy et partout dans la région, les personnes LGBT racontent toutes les mêmes exactions : des moqueries, des railleries, des mauvais gestes au quotidien dans la rue. Mais aussi des menaces de mort. Des « pédé » gravés au couteau sur la porte de certaines maisons. Des entretiens d’embauche qui tournent court quand l’employeur croit deviner l’orientation sexuelle de la personne assise face à lui. Cezary a subi les humiliations d’une professeure pendant une année entière, au lycée. Toujours au lycée, il raconte qu’une réunion parents-profs s’est tenue pour savoir si un enseignant gay pouvait décemment continuer à exercer. Un neurologue est venu expliquer dans une autre réunion publique que l’homosexualité provoque des changements visibles au scanner dans le cerveau. Et son pharmacien a refusé de lui délivrer ses médicaments contre le diabète quand il a compris qu’il était gay.
À Niedrzwica Duza, un village de la région, Kazimierz Strzelec, 60 ans, doit subir les railleries de l’un de ses collègues
de travail depuis qu’il a fait son coming out, il y a treize ans. C’était au retour d’un voyage en Allemagne. « J’ai vu un couple de garçons se promener main dans la main, accompagnés de la mère de l’un des deux, j’ai trouvé que c’était très beau et cela m’a donné du courage. » Sa minuscule chambre est un lieu de dévotion consacré à la fois au pape Jean-Paul II, à George Michael et à Céline Dion. Très croyant, il confie que, une seule fois dans sa vie, il a décidé de sortir de l’église avant la fin de la messe : le prêtre, comme partout ailleurs, avait lu un texte anti-gay, suivant les consignes de sa hiérarchie. On rapporte à Kazimierz les propos de l’archevêque de Cracovie, personnalité éminente en Pologne, qui a parlé de la « peste arc-en-ciel néo-marxiste ». Il hausse les yeux au ciel : « La véritable église, c’est nous. »
À Tuchow, autre commune anti-LGBT, dans un documentaire réalisé l’an dernier par la BBC, Kazimierz et Grazyna Kara, un couple très croyant et tout ce qu’il y a de plus tranquille, assure, comme tant d’autres, que les gays contraignent les jeunes à se masturber devant des sites pornos et que l’homosexualité « est une maladie qui se soigne, mais cela demande de la bonne volonté. Des livres existent à ce sujet, vous pouvez agir pour ne pas demeurer gay toute votre vie ». Dans ce même documentaire, on voit de jeunes activistes participer à une marche des fiertés. Face à eux, des nationalistes brûlent des drapeaux arc-en-ciel, les insultent et leur jettent des pierres. Une femme s’approche des journalistes : « Vous êtes avec ces pédophiles ? »
Au coeur de cette marche, Bartosz Staszewski. Le jeune homme de 30 ans est l’une des figures nationales de la lutte pour les droits LGBT. Courageusement, il a parcouru toute la région pour dénoncer publiquement, notamment via les réseaux sociaux, les communes qui avaient signé la charte. À l’entrée de chacune d’entre elles, il a ainsi déposé des panneaux jaunes où sont inscrits ces mots : « LGBT-Free Zone ». Histoire qu’elles assument publiquement, et que ce vote antiLGBT soit connu de tous. Et qu’elles soient éventuellement sanctionnées, comme à Krasnik, par l’Union européenne et
“LES ANTI-GAYS ASSURENT QUE NOUS ALLONS AUX PAYS-BAS ACHETER DES ENFANTS, QUE NOUS SOMMES LE DIABLE, DES PÉDOPHILES”
Bartosz Staszewski, militant pour la lutte des droits LGBT
les pays donateurs dont la région a tant besoin. Depuis, il croule sous les messages d’insultes, qui viennent parfois de journalistes polonais proches du pouvoir, et les menaces de mort. Il n’envisage pas pour autant d’émigrer. « Les anti-gays assurent que nous allons aux Pays-Bas acheter des enfants, que nous sommes le diable, des pédophiles, se désole-t-il auprès de nous, presque ironique… Mais je ne veux pas abandonner le champ de bataille, je ne veux pas abandonner mes amis. »
Violation des droits humains
Bartosz a été récompensé d’un prix européen de la tolérance en 2019. Il a également été sélectionné en septembre 2020 par la Fondation Barack Obama pour participer au programme Leaders : Europe 2020. Il est également soutenu par Amnesty international. Jointe par Causette, Agnès Callamard, la secrétaire générale de l’organisation de défense des droits humains, s’indigne violemment : « Ces zones constituent un affront aux valeurs universelles ; elles violent le droit international. En déclarant de telles zones, les responsables politiques polonais stigmatisent les personnes LGBT+, rejettent leur humanité, et permettent tous les abus à leur égard. Je dirais même qu’ils appellent à la violence contre elles. Ces violations constituent un véritable test pour l’Union européenne. Peut-elle protéger les valeurs sur lesquelles elle est censée avoir été fondée ? Jusqu’à présent, elle peine à cette tâche historique et démontre son incapacité et le manque de volonté politique. »
Des groupes de soutien se créent aussi sur les réseaux sociaux, via Telegram ou WhatsApp. Des événements se déroulent tant bien que mal. Une Marche des fiertés devrait se tenir à Lublin en septembre, la dernière d’une série de dix à travers le pays, mais la seule dans la région. Est-ce à dire que la vie des personnes LGBT, qui sont de plus en plus nombreuses à s’y réfugier, y est apaisée ? Non. Elle y est simplement un peu moins rude. Encore que. Le 3 juin dernier, Julia Żołędziowska, 18 ans, postait sur son compte Twitter, en parlant d’un groupe de garçons : « Ils nous ont craché dessus en pleine rue et jeté des pierres pour une seule raison : mon sac en tissu arc-en-ciel. » À Lublin toujours, Kaja Zmyslowska (DJ dans le seul club gay de la région) et Alicja Sienkiewicz, âgées de 26 et 20 ans, ne se tiennent jamais la main quand elles se promènent dans la magnifique cité médiévale. Elles ne s’embrassent jamais en public. À vrai dire, elles ne s’autorisent même pas un verre en terrasse.
« Les gens te regardent bizarrement, tu entends des trucs, des insultes alors à force tu y renonces », avoue Alicja, future étudiante en management. Elle trouve toutefois le courage de se maquiller les yeux aux couleurs de l’arc-en-ciel. Mais elle a dû dire non à sa cousine qui les avait invitées à un baptême. « Les autres nous auraient regardées comme des bêtes sauvages. » A-t-elle espoir que les choses changent ? D’épouser un jour son amie ? Elle explose de rire. « Non, je ne crois pas. Je pense que cette possibilité s’offrira peut-être dans deux générations après la mienne, mais pas avant. »
Sur leur conseil, on va déjeuner mexicain au restaurant El Queso, tenu par Martyna, 30 ans. Un endroit très agréable, situé au fond d’un petit passage. Ouvertement lesbienne, employant 70 % de personnes LGBT, elle est pratiquement la seule commerçante à avoir apposé un autocollant arc-enciel sur sa vitrine. Une de ses voisines, qui tient un salon de tatouage dans une rue proche, a vu le sien arraché aux cris de « va brûler en enfer, salope ! » De retour l’an passé en Pologne après cinq années en Angleterre, elle n’a pas reconnu son pays. Envisage-t-elle pour autant de repartir ?
« Pas une seconde. Qu’ils viennent, ils verront bien, lance-t-elle, vêtue d’un T-shirt noir qui laisse paraître ses bras musclés.
Ne t’inquiète pas pour moi, je sais me battre. »