Des préjugés plein le décolleté
Les réseaux sociaux ne dorment jamais. S’ils nous gratifient de leur lot quotidien d’inepties, ils me procurent aussi pléthore de sujets pour débattre avec les jeunes. Je m’y prête le plus souvent possible tant cela inscrit la prévention dans une réalité palpable, forte de vécus qui permettent de s’identifier. Dernièrement, c’est à Bordeaux que j’ai trouvé une nouvelle source d’inspiration pour mes séances en milieu scolaire. Giflée pour avoir « osé » allaiter son bébé de 6 mois dans une file où elle attendait pour récupérer un colis, Maÿlis a relaté sur les réseaux son incompréhension devant le procès en exhibition qui lui avait été intenté. Le contrôle et l’appropriation du corps des femmes dans l’espace public demeurent un bon sujet pour sonder la morale ambiante.
J’avais pris soin de ne pas citer le genre de la personne autrice de la claque et pourtant, tous et toutes les élèves de seconde d’un lycée de Seine-Saint-Denis ont estimé que seul un mec pouvait en être à l’origine. Pour info, c’était bien avant la désormais fameuse tarte à Tain (-l’Hermitage) que notre président s’est mangée, propulsant à la Une ce geste pas forcément dangereux mais très déshonorant, comme l’écrit parfaitement Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Un soufflet ne vous fait physiquement aucun mal, et cependant il vous tue. » Stéréotype intéressant à travailler, la violence féminine, rarement conscientisée, est même inconcevable pour la plupart. Or, à Bordeaux, la baffe vengeresse fut bien l’oeuvre d’une femme*, qui plus est, soutenue verbalement à grand renfort d’insultes par une autre. Quand je leur ai dévoilé le genre de l’autrice, des jeunes ont affirmé qu’il devait s’agir sans aucun doute d’une Arabe! Et pourtant, je n’avais pas en face de moi le fan-club de Papacito ou l’antenne dionysienne du Génération identitaire, mais bien un groupe de Noirs et d’Arabes qui m’ont assuré, devant mon étonnement, « bien connaître les daronnes ». Ces jeunes avaient donc intégré l’idée que la morale à l’encontre des corps exhibés était forcément portée par leur propre communauté. En irradiant jusque dans le cerveau de celles et ceux qui en sont les cibles, la pensée zemmourienne montrait toute sa puissance et sa toxicité. Ils ont même enfoncé le clou en ajoutant que c’était probablement au nom d’une religion que la jeune mère en train d’allaiter avait été interpellée, au prétexte qu’elle aurait dû cacher son corps. Ils me servaient la complète jambon de la stigmatisation à la sauce CNews, avec ses deux ingrédients best of : l’origine sociale et la religion.
« Qu’est-ce qui aurait pu motiver cette gifle, si on sort des considérations religieuses ? » les ai-je quand même questionnés.
– Peut-être qu’elle a vu son mari mater les gros seins de la femme qui allaitait et du coup l’a frappée? m’a assuré une fille qui revenait aux fondamentaux, la bonne vieille crise de jalousie.
– Mais pourquoi frapper la femme et non s’adresser à son époux ? ai-je répondu.
– Ben quand le chat pisse sur les draps, certaines frappent les draps et pas le chat… »
“Ils me servaient la complète jambon de la stigmatisation à la sauce CNews, avec ses deux ingrédients best of : l’origine sociale et la religion”
La métaphore félidée m’a fait sourire. Mais au fait, c’était quoi, des gros seins pour eux ? Ils ont tous et toutes mimé les rondeurs avec leurs mains et forcément, ça taillait très gros, comme les « filles russes sur Instagram », a tenu à préciser une jeune. Un mec a évoqué le cas de Wanda Icardi, la femme de l’attaquant du PSG, dont les rondeurs étaient plus intéressantes à suivre sur Insta que les pieds carrés de son « bouffon de mari ». Sur ce réseau social, seul le téton est proscrit, pas la gorge. Du coup, c’est la fête à tout ce qui moule. Ce fameux sein qui « fait venir de coupables pensées » aux tartuffes que nous sommes m’a rappelé ce moment où, pour évoquer les difficultés des malades du sida, j’avais lâché par deux fois un « accès aux seins » à la place de l’« accès aux soins », ce qui avait provoqué l’hilarité de mon auditoire. Ce double lapsus mammaire m’avait obligé à convoquer la mienne au chevet de ma thérapie. On ne se débarrasse pas du sein qui nous a nourris en deux coups de cuillère à petits pots.
Nombreux sont celles et ceux qui ont imaginé un acte de jalousie venant d’une femme n’ayant pas de « beaux seins », « dégoûtée » d’être confrontée à ceux de Maÿlis, fantasmés parfaits, soit « très ronds » et au téton parfaitement aréolé. Pas un·e pour évoquer les vergetures, les mamelons douloureux ou crevassés, la lymphangite… toutes ces joyeusetés que vivent beaucoup de femmes qui allaitent. Ils blâmaient l’agresseuse, mais lui donnaient presque raison en sexualisant la poitrine de la jeune mère. Cette compétition des gros lolos, les filles la subissent dès leur puberté et se la traînent jusqu’à la fin de leur vie. Pour les mecs hétéros, ça reste une histoire de langue, celle qu’ils passent goulûment sur le téton à la naissance, celle plus ibérique qu’ils fantasment en branlette et celle qui tchipe les décolletés dans la rue.
Dans une des classes, il y a eu un échange vif entre une fille et un garçon au sujet du sein nourricier détourné de son objet. Le mec défendait que, dans l’islam, il était clairement mentionné qu’on ne devait pas montrer son corps et que cette femme aurait dû prévoir l’allaitement avant de sortir.
« Quand celui-ci est à la demande, comme beaucoup de femmes le pratiquent, c’est compliqué d’anticiper », lui ai-je répondu. Après tout, quand ils ont faim, eux, ne commandent-ils pas sur Uber Eats à toute heure du jour et de la nuit ?
« Mais t’es ouf, la meuf elle nourrit son gosse qui a la dalle, là où elle se trouve ! C’est tout ! » lui a répondu la fille, tout en expliquant que, dans le Coran, il n’est écrit nulle part qu’on ne peut pas allaiter en public. Tous les deux faisaient référence à des sourates sans jamais vraiment les réciter. On a assisté à une vraie battle d’écritures saintes. Le mec a assuré que seul le mari pouvait déterminer la manière dont sa femme devait allaiter et il s’est pris une belle claque de la part du reste de la classe.
Le soir, en parcourant des sites religieux, j’y ai lu que sur la question de l’allaitement, la « modestie » dans l’exhibition du corps revenait souvent. Comment cette « retenue dans l’appréciation de soi-même » pouvait-elle se traduire en actes ? Encore un grand mystère de la foi, pas très éloigné du fameux « à boire avec modération » qu’on peut traduire de mille et une façons.
Bien entendu, je n’ai pas lu une seule ligne sur les tétons masculins qui s’exhibent sans soucis. Et si le Grand Tout nous gratifiait, une fois de plus, d’un bon male gaze des familles ?