Causette

Baptiste de Beaulieu

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Chaque mois, un auteur, une autrice, que Causette aime, nous confie l’un de ses coups de coeur littéraire­s. Étudiant en médecine, j’ai un jour été confronté à la mort d’un enfant. Pourquoi cet enfant était-il mort ? Pourquoi ses parents et ses grands-parents devaientil­s souffrir de son absence en lui survivant ? Pourquoi l’ordre des choses avait-il été bousculé ainsi ?

Plusieurs semaines ont passé, où j’ai eu à subir un délabremen­t moral majeur, cherchant désespérém­ent des réponses à mes questions, me tournant vers la verticalit­é des religions, n’y trouvant rien de bien satisfaisa­nt (toutes faisaient appel à un inframonde dont le coût cognitif me paraissait trop onéreux).

C’est le hasard, finalement, qui m’a mis face à ce livre, Le Gardeur de troupeaux, de Fernando Pessoa. Un ouvrage singulier. Écrit d’une traite par le poète portugais, dans un moment de transe ou de fulgurance prophétiqu­e, tel qu’il la décrit lui-même.

« Un jour […] – c’était le 8 mars 1914 –, je me mis à écrire, debout. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d’autres comme celui-là. »

Ce recueil de poèmes, à la simplicité désarmante, m’a guéri de tous mes tourments. Mieux que la Bible, la Torah ou le Coran. Je n’avais, jamais, lu quelque chose comme cela.

Nous avons ce berger, ce gardeur de troupeaux, qui sort de chez lui, qui se promène dans la campagne, qui raconte ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il entend, et qui nous explique qu’il faut aimer les arbres, les rivières, le vent, non parce qu’il faudrait absolument leur trouver une âme en les peuplant d’êtres féériques, mais parce qu’ils sont là, dans toute leur simplicité nue. Le poète ne doit pas tricher : il doit aimer la réalité pour ce que la réalité est ontologiqu­ement, et non pour ce qu’il aimerait qu’elle soit, c’est-à-dire apprêtée (de mots, de métaphores, de symboles, donc de sens). Aimer la vérité du monde en quelque sorte, pour rien.

J’ai lu ce recueil, stupéfait, avec l’impression de trouver une réponse inédite à mes questions. Oui, bonnes ou mauvaises, la Terre doit être pleine de plein de choses, car si une seule chose manquait, alors le monde mentirait sur sa nature profonde, et rien ne devrait mentir ici-bas aux hommes que nous sommes. Ces poèmes ne disent rien du grand mystère, ni de l’existence, ni de la question du bien ou du mal, mais ils disent simplement, et c’est génial, que les choses sont ce qu’elles sont, et que si elles n’étaient pas ainsi, alors ce berger en contemplat­ion ne serait pas ce berger, et je ne serais plus cet étudiant en médecine qui pleure la mort d’un enfant.

Le monde ne ment pas. Merci Fernando

Pessoa.

Le Gardeur de troupeaux, de Fernando Pessoa, traduit du portugais par Armand Guibert. Éd. Gallimard, 288 pages, 9,50 euros, 1987.

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