NI AVEC TOI NI SANS TOI
Les sorties du mois
Impossible de passer à côté ! De Monia Chokri (La Femme de mon frère) à Sophie Deraspe (Antigone), les réalisatrices québécoises rayonnent comme jamais aujourd’hui, débordant de talent et d’énergie. Un élan auquel il convient d’associer Myriam Verreault puisque Kuessipan, son deuxième long-métrage, réussit l’exploit de nous propulser dans un univers totalement dépaysant sans jamais nous perdre.
Jugez plutôt : son intrigue se déroule dans une réserve indienne enclavée dans la ville de Sept-Îles au bord du Saint-Laurent (donc dans la partie francophone du Canada). Adaptant le livre éponyme de Naomi Fontaine, romancière issue de la communauté innue, Myriam Verreault évite soigneusement de se focaliser sur les clichés habituels (désoeuvrement + alcoolisme = violences), même s’ils lui servent de toile de fond. Ce qui l’intéresse avant tout ? Raconter l’amitié fusionnelle, quoique paradoxale, de deux jeunes innues, Mikuan et Shaniss, qu’elle saisit de leur petite enfance à leurs 18 printemps. Tout les oppose, et d’abord leurs aspirations : l’une devient mère très jeune, tandis que l’autre rêve de quitter cette réserve devenue trop petite pour elle. Pourtant, le lien qui les unit reste indéfectible…
Filmée au plus près, en mode naturaliste, cette histoire touchante résonne de façon plus profonde qu’il n’y paraît. Sans doute parce qu’elle tient lieu de parabole. L’amitié tourmentée de Mikuan et Shaniss permet en effet à Myriam Verreault de nous parler autrement, très finement, du lien complexe que les Indiens du Québec ont fini par tisser avec notre monde. Ni avec toi ni sans toi, là encore…
Kuessipan, de Myriam Verreault. Sortie le 7 juillet.
Actrice et cinéaste sans frontières, Julie Delpy n’aime rien tant qu’interroger les liens, amoureux et familiaux, dans ses films. My Zoé n’échappe pas à cette règle très personnelle. Pour le meilleur : son nouveau et septième opus est à la fois le plus audacieux et le plus maîtrisé de sa filmographie stimulante (Two Days in New York, La Comtesse, Le Skylab, Lolo…).
De fait, son sujet est troublant et sa manière de le traiter, bien plus encore ! My Zoé raconte ainsi le parcours d’Isabelle (interprétée par Julie Delpy en personne), une généticienne incapable d’accepter le décès accidentel de sa fillette adorée (la Zoé du titre). Cette chercheuse est d’autant plus inconsolable qu’elle s’est battue pour obtenir sa garde, méchamment empêchée par un ex-mari jaloux et amer. N’écoutant qu’elle-même, elle décide donc de tenter une expérience aux confins de la science, de l’éthique, du droit et du chagrin… pour retrouver son enfant.
Autant dire que My Zoé démarre comme un film âpre et tendu de Bergman, avant de basculer dans un registre fantastique, voire futuriste. Cela sans que jamais son récit ne donne le sentiment d’être brusqué ni forcé. Au contraire, il reste cohérent et déterminé, raccord avec le tempérament de l’héroïne. Le feu sous la glace ! Ajoutez une belle lumière nordique, qui renforce l’austérité des décors comme celle de la mise en scène, et vous comprendrez à quel point ce long-métrage brille par son talent et son originalité. En clair, l’amour maternel a rarement été interrogé avec autant de profondeur et de radicalité au cinéma…
My Zoé, de Julie Delpy. En salles.
Le premier amour s’apparente parfois à une décharge électrique, souvent à un tourbillon. Plus encore pour Milla, la toute jeune héroïne de ce premier film australien, qui lutte contre un cancer et dont les jours sont comptés. De fait, cette gracile lycéenne ne s’est jamais sentie aussi vivante que depuis qu’elle a croisé le beau Moses sur un quai de gare. Elle invite donc aussitôt ce garçon sauvage, voleur et dealer de son état, à la rejoindre dans la jolie maison de ses parents consternés, ce qui bouleverse sa vie (rythmée par les chimios) et celle de son entourage…
Encore un mélo formaté pour jeunes filles en pleurs ? Eh non, raté ! Si Milla séduit autant, c’est parce qu’il déjoue à peu près tous les clichés qui jalonnent habituellement ce genre de romance lacrymale. En clair, il surprend. Par la forme de son récit, construit comme une suite de saynètes elliptiques et pourtant cohérentes in fine. Par son humeur hybride, qui oscille entre fantaisie et tristesse (mais sans trémolos). Par sa forte identité visuelle enfin, qui restitue d’emblée la douceur trompeuse des banlieues pavillonnaires (coup de chapeau à la direction artistique !).
Se plaçant sous les tutelles doublement décalées – et poétiques – de David Lynch et de Jane Campion, Shannon Murphy, la jeune réalisatrice de Milla, a le chic pour débusquer les malaises derrière les sourires et les apparences. En fin de compte, nous dit-elle, la vibrante Milla est probablement la plus saine de tous et toutes…
Milla, de Shannon Murphy. Sortie le 28 juillet.
Tu mérites un amour, son premier film, était soufflant. Si libre, si lumineux, si lucide! Bonne mère, qui lui succède à peine deux ans plus tard, confirme ce que l’on pressentait : Hafsia Herzi n’est pas une actrice qui se fait plaisir en réalisant des films. C’est une vraie cinéaste. Une grande, qui a des choses à dire et s’inscrit sans complexes dans la belle veine naturaliste de Pialat et Kechiche tout en traçant son propre sillon. Bouleversant.
Et pour cause! Bonne mère raconte une histoire qu’Hafsia Herzi a toujours voulu écrire, celle de Nora, la cinquantaine, femme de ménage qui veille sur sa petite famille dans une cité de Marseille. Une femme droite et digne, que l’on voit avancer, obstinément, tandis que tout se délabre et s’écroule alentour, le quartier comme ses enfants. Une mère courage qui ressemble beaucoup à sa propre mère, reconnaît-elle volontiers.
Car elle ne s’en cache pas : à travers Nora, Hafsia veut donner à voir toutes ces femmes seules, isolées, invisibles, et malgré tout piliers d’un quartier et/ou d’une société ravagés par la précarité. La démarche est touchante. Elle impressionne aussi, car elle n’est jamais entachée par un sentiment de revanche. Seule l’élégance prime, qu’elle soit formelle ou morale. La meilleure des façons, en effet, pour rendre hommage à la noblesse douce et discrète de Nora (formidable Halima Benhamed!).
Ajoutez à cela la langue marseillaise, crépitante de soleil et de métissages, et de multiples scènes de groupe, débordantes de tchatche et d’humour, et vous comprendrez pourquoi, in fine, Bonne mère est un film vibrant. Comme une magnifique déclaration d’amour….
Bonne mère, de Hafsia Herzi. Sortie le 21 juillet.
Il n’est pas une année, depuis les attentats du 11 septembre 2001, où les sujets du fondamentalisme et de la radicalisation ne viennent pas pointer le bout de leur nez dans un film. Celui-là, pourtant, en offre une approche décalée, intime, intrigante. Ce qui reste raconte en effet la relation en dents de scie, entretenue sur cinq ans, entre l’un des terroristes impliqués dans ces attentats et sa fiancée devenue son épouse. Non pour justifier ou réhabiliter qui que ce soit, mais pour interroger l’aveuglement en général, et l’aveuglement amoureux en particulier.
S’inspirant librement de faits et de personnages réels (les prénoms ont été changés), le deuxième long-métrage d’Anne Zohra Berrached se présente comme une analyse sensible de la vie d’un couple… bâtie sur le secret. Pour ce faire, il choisit d’adopter le point de vue de la jeune femme, Asli, Allemande issue d’une famille turque traditionnelle, plutôt que celui du jeune homme, Saeed, charismatique étudiant libanais.
La première partie, filmée à fleur de peau et d’émotions, emprunte donc les codes de la romance, même si nombre de signaux indiquent qu’Asli est moins une femme épanouie qu’une femme tiraillée. Très vite dans le déni. Elle ne dit pas à sa mère, par exemple, qu’elle s’est mariée avec Saeed, pas plus qu’elle ne cherche à savoir pourquoi il se fait payer une formation de pilote aux États-Unis, et par qui. Prise entre son désir de s’affirmer (elle est brillante) et son éducation qui l’enjoint à se taire et à se sacrifier, elle mettra du temps à ouvrir les yeux. Elle ne sera pas la seule… Ce que raconte très bien, en creux, Anne Zohra Berrached.
Ce qui reste, d’Anne Zohra Berrached. Sortie le 11 août.
Chanteuse, multi-instrumentiste et productrice canadienne, Charlotte Day Wilson subjugue dès les notes initiales de son premier album avec sa voix soul entre prière et soupir. Originaire de Toronto, la demoiselle avait marqué les esprits en 2016 avec un single, Work, à la puissance apaisée. Sur fond de R’n’B contemporain, elle assurait en parlant d’une relation amoureuse que les choses allaient fonctionner mais qu’il faudrait un peu de boulot. Tout au long d’Alpha, on retrouve cette atmosphère éthérée, profondément douce. Onze morceaux downtempo subtilement rehaussés de nappes synthétiques et de minutieuses touches instrumentales jazzy (piano, guitare, saxo). Ce climat tempéré est propice à aborder les thèmes de la vulnérabilité, de la protection et de la confiance en soi et dans l’autre. Superbe, Alpha s’écoute ad vitam aeternam.
Alpha, de Charlotte Day Wilson. Stone Woman Music. Sortie le 9 juillet.