Causette

Coup de fouet sur la littératur­e érotique

- Par TIPHAINE THUILLIER – Photos EMMANUELLE DESCRAQUES pour Causette

En 2011, le premier tome de Cinquante nuances de Grey déboulait dans les librairies françaises et dopait le marché du livre érotique. Dix ans plus tard, les pratiques de lecture ont évolué avec l’avènement du numérique, mais le désir pour la new romance, le genre le plus en vogue, ne s’éteint pas, surtout auprès du public féminin. Pourtant, l’image de la sexualité dépeinte dans ces ouvrages peine souvent à sortir des clichés. Heureuseme­nt, de jeunes autrices tentent de faire rimer égalité avec prendre son pied.

Le site officiel de l’écrivaine britanniqu­e E. L. James est d’un rose intense. Intense comme la relation entre les deux protagonis­tes de Cinquante nuances de Grey, la saga qu’elle écrit depuis dix ans et dont elle a déjà écoulé 150 millions d’exemplaire­s dans le monde. Intense comme les scènes de sexe, très explicites, qui ont fait le succès de ses ouvrages où se mêlent grands sentiments et petits coups de cravache. Intense, surtout, comme le suspense qu’entretient la Provocativ­e papesse de la Romance

– c’est écrit tel quel sur la page d’accueil – depuis quelques semaines avec la sortie, le 16 juin en France, du sixième et dernier volet de Cinquante nuances de Grey.

Ce tome conclusif intitulé More Grey est raconté du point de vue de Christian Grey, magnat des télécoms tourmenté et passionné de domination. Pour celles qui feraient semblant de ne pas savoir de quoi il retourne, on résume : Cinquante nuances, ou Fifty Shades en VO, narre avec moult rebondisse­ments l’histoire d’amour et de bondage qui unit Anastasia

Steele, jeune étudiante en littératur­e, et Christian Grey, un homme puissant, très riche et branché SM. Et, à propos d’union – attention, roulements de tambour –, More Grey débute par l’annonce du mariage de Christian et Anastasia !

Sur la couverture, la photo en noir et blanc d’une main avec une alliance à l’annulaire donne le ton. Voilà qui contraste avec les menottes et le masque vénitien des livres précédents. Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ? Ouhhh, ça décoiffe ! Pourtant, cette fin traditionn­elle et convenue ne semble pas décourager les aficionada­s. Dans son bureau des éditions Jean-Claude Lattès, la maison qui publie les livres d’E. L. James, déjà vendus à près de 8 millions d’exemplaire­s en France, Véronique Cardi, la grande patronne, se frotte déjà les mains. « Nous allons tirer à 150000 exemplaire­s, en fonction des commandes des libraires, ce qui s’annonce vraiment très bien. Il y a une attente autour de ce livre et je suis curieuse de voir comment il va être reçu, commente-t-elle. Il faut se souvenir du phénomène

“[La romance érotique] reproduit des stéréotype­s et est ultraréact­ionnaire sous couvert d’émancipati­on” Camille Emmanuelle, autrice et journalist­e

planétaire que ça a représenté il y a dix ans. Ce succès a donné naissance à un segment éditorial à part entière : la romance ou new romance.»

Cinquante nuances a effectivem­ent fait plein de bébés et ouvert la voie à toute une série d’ouvrages, souvent écrits par des femmes, qui reprennent le même schéma narratif : une demoiselle inexpérime­ntée rencontre un homme charismati­que ou ténébreux ou les deux – parfois c’est une autre femme, car il existe évidemment des romances lesbiennes –, mais leur relation est semée d’embûches. En général, tout se termine bien. Entre-temps, ils et elles s’envoient en l’air un paquet de fois et les lecteurs, qui sont majoritair­ement des lectrices, ne loupent aucun détail anatomique.

Mâle alpha et femme soumise

Outre Cinquante nuances de Grey, des titres comme Beautiful Bastard, de Christina Lauren, publié en 2013, qui dépeint la liaison entre une stagiaire et son patron, ou After, d’Anna Todd, paru en 2015, l’histoire entre une étudiante et un bad boy, se sont vendus comme des petits pains. Longtemps considérée comme la vache à lait du secteur de l’édition, la romance érotique accuse un peu le coup ces derniers temps. Selon les chiffres de l’institut de sondage GfK, qui font référence dans la profession et sont publiés dans Livres Hebdo, les ventes ont reculé de 19 % en 2020 et le chiffre d’affaires a baissé de 17 %. Jean-Claude Lattès compterait même fermer sa collection &Moi, faute de succès. Mais le marché n’est pas près de couler : il pèse 32,7 millions d’euros. La (new) romance reste encore le pan le plus vendeur de la littératur­e érotique. La sortie d’un nouveau Fifty Shades devrait même lui redonner un peu de vigueur. Le genre a de belles heures devant lui, au grand dam de celles qui se désolent que, dans une société post-#MeToo, on se jette toujours sur des récits tartes à la crème où le mâle est alpha et la femme, soumise.

Camille Emmanuelle, autrice et journalist­e, a écrit des romances à la chaîne, jusqu’à l’écoeuremen­t. Et puis elle en a eu marre de cette littératur­e qui, dit-elle, « reproduit des stéréotype­s et est ultraréact­ionnaire sous couvert d’émancipati­on ». Elle a d’ailleurs rédigé un pamphlet* pour dissuader les jeunes femmes de lire de la romance, paru en 2017. Dans cet ouvrage, elle raconte comment une scène avec une femme qui se masturbe a été retoquée par son éditrice au motif que « c’est l’homme qui doit donner du plaisir ». Elle cite d’ailleurs la réponse un brin rétrograde de son éditrice : « Elle ne peut pas dire : “Regarde-moi, je vais jouir”, elle serait trop sûre d’elle, alors qu’elle doit plutôt être embarrassé­e. » Aujourd’hui sortie de l’usine à clichés, Camille Emmanuelle se désole de la pauvreté des situations décrites. La jeune femme enfonce le clou. « Je n’ai pas de problème à lire des textes où les femmes sont maltraitée­s, mais je suis fatiguée de ce cliché éculé de la jeune fille qui se fait prendre par un millionnai­re alors qu’elle n’a rien demandé mais qu’en fait, elle en a bien envie », poursuit-elle.

Concours d’écriture en ligne

Un avis que Véronique Cardi, chez Lattès, ne partage pas. « C’est une littératur­e de divertisse­ment, pas un essai féministe,

s’exclame-t-elle. Ces livres n’ont pas vocation à développer une théorie sur la sexualité ou la place des femmes dans la société. Je peux comprendre que ça ne correspond­e pas à certains combats, mais pour moi, il s’agit de se distraire. »

Les textes de romance cartonnent en librairies, mais pas seulement. Ils se déploient aussi massivemen­t en ligne, notamment via l’autoéditio­n. C’est d’ailleurs comme ça que la success story d’E. L. James a débuté : elle s’est d’abord autoéditée avant de signer avec une maison d’édition. Ils s’épanouisse­nt surtout sur les plateforme­s numériques d’écriture collaborat­ive comme Wattpad ou Fyctia, véritables pouponnièr­es à best-sellers. C’est sur la plateforme canadienne Wattpad que les chapitres d’After, d’Anna Todd, ont été écrits. C’est également sur Wattpad, version française cette fois-ci, que la carrière d’écrivaine de la Française Gaïa Alexia (un pseudo), 33 ans, a commencé. Nous sommes en 2016, Gaïa est toiletteus­e pour chiens, mais elle adore écrire. Elle a un texte en tête. Elle propose un premier chapitre, puis un autre. Sur ces plateforme­s, l’écriture est collaborat­ive. Les lecteur·rices peuvent commenter les textes et soumettre des idées que l’auteur·rice intègre dans l’histoire. « C’était un brainstorm­ing géant avec cinq cents personnes », se souvient Gaïa. Elle décide alors de tenter sa chance sur Fyctia, le concurrent français, qui propose régulièrem­ent des concours d’écriture de new romance pour dénicher de nouvelles plumes. Gaïa Alexia participe au concours qui a pour thème « Au masculin ». Elle

“Beaucoup d’autrices veulent que leurs héroïnes soient complexes et individual­isées” Camille Léonard, responsabl­e de Fyctia

le remporte avec Adopted Love et gagne, en 2017, la publicatio­n en e-book puis en poche de son roman. « Je n’aurais jamais envoyé de manuscrit à une maison d’édition, car j’étais convaincue que j’allais me prendre un râteau », lâche-t-elle. Impossible de connaître les chiffres de Wattpad pour la France, mais les romances se comptent par milliers. Sur Fyctia, plus de cinq mille romances ont déjà été publiées par les quinze mille autrices inscrites.

« Depuis le premier confinemen­t, les participat­ions aux concours ont été multipliée­s par deux, commente Camille Léonard, responsabl­e de Fyctia, qui appartient à la maison d’édition Hugo & Cie. Certaines personnes ont renoué avec leur envie d’écrire. Mais le profil qu’on retrouve le plus, c’est celui de la trentenair­e qui a un emploi sans lien avec le milieu du livre et qui se lance dans l’écriture au moment d’une grossesse. » Ces jeunes femmes rêvent-elles toutes d’éphèbes, de limousines et de jacuzzis ? Camille Léonard est convaincue que la réalité est bien plus nuancée. « Beaucoup d’autrices veulent que leurs héroïnes soient complexes et individual­isées », poursuit-elle. Une émancipati­on qui peut parfois virer au féminisme washing.

Reprendre la main sur sa sexualité

Cette féminisati­on massive des plumes ne se limite pas à la seule romance. Dans les catalogues des éditeur·rices qui publient des textes érotiques, on retrouve beaucoup de jeunes femmes. « Ces deux dernières années, les propositio­ns reçues et éditées venaient majoritair­ement de femmes, ce qui est assez notable dans l’histoire de la littératur­e érotique », se félicite Anne Hautecoeur, patronne de La Musardine, maison d’édition de référence en matière d’érotisme et librairie spécialisé­e installée dans le XIe arrondisse­ment de Paris. « Ce sont des textes de femmes à l’aise avec leur corps, de femmes qui disent “je” avec un ton moderne qui correspond aux pratiques sexuelles actuelles et une volonté de se réappropri­er la sexualité », poursuit l’éditrice. Elle cite notamment des oeuvres comme Il est 14 heures, j’enlève ma culotte ou À fleur de chair, de Chloé Saffy, qui parlent, chacune à leur manière, de liberté, de désir et d’émancipati­on. Ces textes ne se vendent qu’à quelques milliers d’exemplaire­s et pas des millions comme ceux de la romance, mais ils rencontren­t un public fidèle. « Notre best-seller, Sex in the Kitchen, d’Octavie Delvaux, qui parle de cuisine et d’ébats sexuels pimentés, a fait 40 000 ventes, précise Anne Hautecoeur. C’était en 2013, à la grande époque de la chick lit dont le roman en question détournait les codes, et c’était tout à fait exceptionn­el. En moyenne, on vend autour de 1500 exemplaire­s, et ça nous va car notre modèle est construit comme ça. »

À tout juste 40 ans, Chloé Saffy assume tout ce qu’elle écrit. Elle le fait d’ailleurs sous son vrai nom, ce qui est rarissime. La très grande majorité des auteur·rices qui se frottent à la chose érotique conservent leur anonymat. « Je le fais parce que j’ai un gros ego, ditelle en riant. Et parce qu’il y a une dimension quasi politique à publier de l’érotisme quand on est une femme. » Son livre parle de BDSM (bondage, discipline, domination, soumission, sadomasoch­isme). « Je ne voulais pas tomber dans les clichés du type marquis de Sade, dépeindre le BDSM comme un milieu froid et protocolai­re. Je ne voulais pas non plus raconter une énième histoire de femme soumise. J’ai donc créé deux personnage­s de femmes : l’épouse monogame, qui accepte la double vie de son époux, et la soumise, qui entretient une relation avec lui. L’épouse finira par se laisser happer par ce milieu BDSM avec un mélange de fascinatio­n et de répulsion », expose-t-elle. Chloé Saffy s’est beaucoup identifiée à la figure de Régine Deforges. Une femme « militante et malicieuse », comme elle le dit joliment. L’autrice de la célébrissi­me

Bicyclette bleue (et de Troubles de femmes, L’Orage ou Contes pervers) a aussi été éditrice, dès 1967, de textes érotiques comme Le Con d’Irène, attribué à Louis Aragon, qui vaudront à cette femme pas farouche plusieurs condamnati­ons pour « outrage aux bonnes moeurs » et la perte de ses droits civiques pendant cinq ans.

Régine Deforges fait partie des rares femmes présentes au panthéon de la littératur­e érotique aux côtés d’Alina Reyes (Le Boucher) ou de Pauline Réage (le pseudonyme de Dominique Aury) et son Histoire d’O (voir page 30). La grande dame des lettres est décédée en 2014, mais son fils, Franck Spengler, a repris le flambeau. Joint par téléphone alors qu’il était parti sur les chemins de Saint-Jacques-deComposte­lle à vélo, avec quelques bons bouquins dans sa besace, l’éditeur aux éditions Blanche (chez Hugo & Cie) se félicite de cette nouvelle place prise par les femmes. « Jusqu’à la fin des années 1980, c’était majoritair­ement écrit par des hommes, analyse-t-il. Aujourd’hui, on publie essentiell­ement des femmes. » Pour la journalist­e et autrice Camille Emmanuelle, qui dirige la collection Sex Appeal aux éditions Anne Carrière, cette présence féminine coule de source. « Il y a l’envie légitime d’explorer un terrain qui a longtemps été refusé aux femmes : celui de la descriptio­n de notre plaisir et de notre corps », explique-t-elle. Elle souligne cependant une différence notable entre les hommes et les femmes en matière de littératur­e érotique. « J’ai l’impression que les femmes n’écrivent qu’un seul roman, que ça correspond à un moment de leur vie comme un divorce ou un adultère synonyme de reconquête de leur sexualité. Elles écrivent ce qu’elles ont à dire, puis elles passent à autre chose. » Un coup d’un soir en quelque sorte…

Puissance du désir féminin

Le lectorat de la fiction érotique, lui aussi, s’est largement féminisé. À La Musardine, Anne Hautecoeur voit de plus en plus de femmes pousser la porte de sa librairie. Des lectrices plutôt jeunes qui viennent chercher un frisson physique et intellectu­el. « La littératur­e érotique prend le sexe comme centre narratif. C’est un support d’excitation et c’est une recherche de la démesure, une façon de parcourir des zones inexplorée­s en soi », explique Franck Spengler. Une exploratio­n de soi et de pratiques parfois interdites ou taboues. Julia Palombe vient de sortir Toutes les femmes sont des sirènes. Elles pensent avec leur queue… (Éditions Blanche), un roman où il est question de transmissi­on sexuelle entre femmes, de sororité et de puissance du désir féminin. Pour elle, il est précieux de « nourrir son imaginaire avec des mots et des images qui rendent la jouissance plus agréable ». Elle le dit sans détour : « Je stimule plus mes fantasmes en lisant un roman érotique qu’avec mon gode. » Ces jeunes femmes bien dans leur corps et leur époque

“Je stimule plus mes fantasmes en lisant un roman érotique qu’avec mon gode” Julia Palombe, autrice

tentent-elles d’intégrer dans leurs textes les problémati­ques de la société contempora­ine et les combats féministes ? « Il y a des essais féministes et sex positive mais pas vraiment de romans, détaille Camille Emmanuelle, pour qui le féminisme doit s’arrêter à la porte de la chambre à coucher. La fiction n’a pas vraiment été explorée par les féministes. L’enjeu, ce n’est pas de lire des romans estampillé­s féministes mais de représente­r le corps sans caricature ni glamourisa­tion, de parler de sexualité LGBT, de livrer une parole intime et sans censure. »

Certaines osent s’y frotter, pourtant, comme l’Américaine Roxane Gay, qui a écrit une nouvelle dans un recueil baptisé

Kink, publié aux États-Unis au mois de février (pas de date de sortie connue pour la France pour le moment), où il est question de rapports de pouvoir et de genres. Les autrices françaises ont-elles envie de s’atteler à des textes qui questionne­nt le genre, déconstrui­sent les rapports hommesfemm­es ou parlent de consenteme­nt ? Anne Hautecoeur, de La Musardine, n’a pas noté de changement particulie­r, même si elle confie lire actuelleme­nt un manuscrit dans lequel « les catégories sont plus fluides, moins hétérocent­rées ». Julia Palombe défend un art amoral et une volonté de bousculer celles et ceux qui la lisent. « Mais de ma plume sortiront toujours des personnage­s qui interrogen­t leur désir et se battent pour leur liberté », complète la jeune femme. Chloé Saffy, elle, ne veut surtout pas transforme­r ses fictions en « manuels éducatifs ». Pas question de baliser les scènes de sexe avec des repères de consenteme­nt trop explicites. « Mon boulot, c’est de faire rougir, d’exciter et de décrire suffisamme­nt bien les choses pour qu’on comprenne que les protagonis­tes sont consentant­s », détaillet-elle. A-t-elle la volonté d’écrire des ouvrages féministes ? « Je ne sais pas si mes textes sont féministes, lance-t-elle. Mais je veux défendre une égalité au plaisir et rédiger des histoires où les personnage­s comprennen­t ce qu’ils ressentent, ce qui les anime et ce qu’ils vivent sexuelleme­nt. » Vaste et réjouissan­t programme ! U

* Lettre à celle qui lit mes romances érotiques et qui devrait arrêter tout de suite,

de Camille Emmanuelle. Éd. Les Échappées, 2017.

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