Causette

Les marques attaquent

Les marques de vêtements et de cosmétique­s multiplien­t les pubs estampillé­es body positive. Tantôt sincères, tantôt opportunis­tes, elles embrassent des codes inclusifs pour tenter de séduire les consommatr­ices.

- Par TIPHAINE THUILLIER

En 2007, les publicités de la marque de lingerie Darjeeling présentaie­nt des jeunes femmes aux jambes longues de plusieurs kilomètres, aux fesses défiant la gravité et aux ventres ultraplats. Les corps étaient lisses et les mannequins n’avaient pas toujours de visages. Ah si, parfois, on apercevait des lèvres pulpeuses et boudeuses. Quatorze ans plus tard, la dernière campagne Darjeeling met en scène une femme d’âge mûr, aux longs cheveux gris, aux cuisses non retouchées et au ventre rebondi. « Une lingerie adaptée à toutes les féminités », scande l’affiche en énumérant les tailles de bonnet de soutiens-gorge (de A à H) et celles des culottes (du 36 au 48).

Ces images sont loin d’être une exception. Nike, Etam, Camaieu, Decathlon… Les enseignes les plus célèbres modifient leur communicat­ion et renoncent à présenter le corps féminin sous un modèle unique. Le tout à grands coups de slogans et de hashtags sur la liberté et la célébratio­n de la diversité des morphologi­es. Il était temps ! Quelques tentatives avaient déjà eu lieu au début des années 2000 sous l’impulsion du géant américain de la cosmétique, Dove, avec sa défense de la « real beauty » en 2004, une pub faisant figurer des femmes d’origines et de corpulence­s diverses. Une ligne de communicat­ion dont Dove n’a pas dévié depuis.

Ce modèle précurseur a mis du temps à se généralise­r. « L’explosion des pubs body positive date d’il y a quatre ou cinq ans, à l’époque où les idées féministes ont occupé une place plus centrale dans la société, estime Léa Lejeune, autrice du livre Féminisme Washing *. Beaucoup de marques ont compris qu’elles devaient s’y mettre. »

Mercedes Erra, cofondatri­ce et présidente de l’agence de publicité BETC, voit cette évolution d’un très bon oeil, ravie que « la beauté se raconte différemme­nt ». Mais, estimet-elle, les marques n’avaient « pas le choix, car la publicité part toujours de la société ». Elle poursuit son analyse : « Elles ont intérêt à être à l’écoute des attentes des consommatr­ices, surtout quand ça n’est pas contradict­oire avec leur business. » Ces attentes ont changé. La femme-objet, le corps soi-disant parfait aux mensuratio­ns irréaliste­s, ça ne passe plus. « On ne peut pas parler aux millennial­s comme on le faisait aux boomeuses, qui étaient bien plus résignées par rapport à ces injonction­s, analyse la chercheuse et professeur­e en marketing éthique à la Toulouse Business School, Sylvie Borau. La jeune génération accorde de l’importance aux valeurs et plébiscite les entreprise­s qui lui semblent progressis­tes. »

Mélange des genres

Mais inclusivit­é ne rime pas toujours avec sincérité. Parfois, les discours et les actes ne coïncident pas. « Faire un coup en choisissan­t une mannequin taille 42, surtout quand on sait qu’en moyenne les Françaises font du 40, et la présenter comme grosse ne constitue pas une remise en question profonde des représenta­tions des corps féminins, tacle Léa Lejeune. Il faut de la cohérence sur le long terme pour parvenir à changer de paradigme. »

Bien qu’elle propose certains modèles de culotte en taille XXL, la marque de lingerie Etam se fait ainsi régulièrem­ent taper sur les doigts pour son mélange des genres. D’un côté,

des campagnes pour les culottes menstruell­es qui mettent en avant des corps peu retouchés et de l’autre, un défilé qui reprend les codes du géant américain Victoria’s Secret. Si vous ne connaissez pas les défilés VS, ce sont des shows où jusqu’à encore très récemment, les filles portaient des strings et des ailes d’ange… Si, si. Les Américain·es ont fini par renoncer à ce rendez-vous sexiste en 2019. Etam, de son côté, maintient son défilé glamour en y instillant une dose de body positive : sur le podium déambulent des jeunes femmes taille mannequin aux côtés de quelques autres légèrement plus en chair. Illustrati­on parfaite des paradoxes du marketing. Et de celles des consommate­ur·rices. Il faut à la fois faire réel et faire rêver. « Les gens veulent s’identifier à des images idéalisées, estime Mercedes Erra. Si vous poussez le curseur trop près de la réalité, les produits ne se vendent pas. »

Plusieurs études menées par Sylvie Borau montrent que les modèles trop conformes à la réalité ou jugés pas assez embellis ne suscitent pas l’adhésion de toutes les clientes. « Certains produits comme le parfum ou le maquillage relèvent de la parure. Or, la communicat­ion repose sur l’idée d’un idéal de soi. Il faut donc qu’il y ait un écart entre le modèle et moi, sinon je n’achèterai pas tel mascara », complète l’enseignant­e.

Ce mécanisme d’idéalisati­on, Prune Aubry et Florie Ducamp, les créatrices de We are Jolies, l’ont appris à leurs dépens quand elles ont voulu lancer leur première campagne sur les réseaux sociaux en 2018. « Échaudées par notre premier shooting où l’agence de pub nous avait proposé un truc hyper glamour avec des meufs taille 36 aux corps huilés, on a décidé de faire des apéros culottes avec nos copines, raconte Florie. On s’est constitué une base d’images de vraies fesses et quand on a mis tout ça en ligne, ça a été un déferlemen­t de commentair­es hostiles d’hommes ET de femmes qui trouvaient ça horrible et nous disaient qu’on était dingues. » Aujourd’hui, les deux trentenair­es gardent leur cap et mettent un point d’honneur à photograph­ier les corps les plus divers possible et à proposer des modèles allant du 34 au 48. « Je n’emploie plus le terme body positive tellement ça me semble une évidence qu’il faut casser les stéréotype­s », résume Florie Ducamp. Un postulat de base qui infuse petit à petit dans la société. Jusqu’au prochain retour en arrière ? Sylvie Borau n’y croit pas. « Même si certains groupes font du saupoudrag­e superficie­l, aucun n’a intérêt à changer de stratégie, souligne-t-elle. Ce n’est pas toujours satisfaisa­nt, mais personne n’a envie de revenir à une publicité totalement normative. »

“On ne peut pas parler aux ‘millennial­s’ comme on le faisait aux ‘boomeuses’, qui étaient bien plus résignées par rapport à ces injonction­s”

Sylvie Borau, chercheuse et professeur­e en marketing éthique à la Toulouse Business School

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Ci-contre : We are Jolies. Ci-dessous : la campagne d’Etam pour les culottes de règles (automne 2021).
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