Causette

Agnès Jaoui (57 ans) Lorranie (19 ans)

- A. B.

Causette : Agnès Jaoui, quelle image aviez-vous de votre mère, Gysa Jaoui 1, quand vous étiez enfant ?

Agnès Jaoui : L’image d’une femme forte, intelligen­te, cherchant son indépendan­ce.

Aujourd’hui, la voyez-vous toujours de la même façon ?

A. J. : Oui et non. Oui, parce qu’elle est décédée il y a longtemps. Et non, parce qu’en mûrissant et en devenant mère moi-même, il y a plein de choses que j’ai revisitées, plein de certitudes qui se sont évanouies. Au moment de l’adolescenc­e, notamment, quand je ressentais une forme de rejet de la part de ma fille, j’ai réfléchi à comment j’avais pu être avec ma mère. À comment c’est compliqué d’être la fille de sa mère, tout en s’en détachant. Ça n’a pas été évident pour moi. Ma mère avait une très forte personnali­té et j’avais la sensation qu’elle voulait m’imposer sa façon de voir les choses. J’avais besoin de m’en défaire. Du coup, j’ai essayé de ne pas reproduire ça avec ma fille. Je regrette énormément que ma mère ne soit plus là pour en discuter. Je crois que je l’ai mieux comprise en le devenant à mon tour. Je pense que j’ai plus de compréhens­ion sur pas mal de ses attitudes. Et par rapport au féminisme.

Votre mère se définissai­t-elle comme féministe ?

A. J. : Oui, totalement. Même si elle s’est mariée à 17 ans, qu’elle nous a eus très jeunes – mon frère à 18 ans, et moi à 20 ans – et que mon père était clairement le chef de famille. Mais elle était féministe, et l’est de plus en plus devenue. Elle a vécu les années 1970 à fond : d’abord la libération sexuelle, et la libération tout court. En même temps, je trouvais cette génération très anti-hommes et je n’étais pas d’accord. Même si là aussi, plus tard, j’ai un peu compris de quoi elles avaient à se séparer.

Quelles valeurs votre mère vous a-t-elle transmises ?

A. J. : L’idée que je n’étais pas qu’un corps, d’abord. Je me rappelle être revenue complèteme­nt abattue d’un casting, et elle m’a dit : « Mais enfin, t’es pas de la viande ! » Ça m’a marquée pour toujours. Elle avait une admiration pour les femmes fortes et indépendan­tes. Mais je repense aussi à ce qu’elle m’avait dit, au moment de la mort de Marie Trintignan­t : « Comme quoi, c’est dur d’être une femme libre », comme s’il fallait en payer le prix. Ça m’avait effondrée, cette réflexion. Il y a beaucoup de ses préceptes, de ses phrases un peu définitive­s, avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Mais elle disait aussi : « Je ne m’ennuie jamais. » Et je suis comme elle. Le goût de la lecture, l’amour de la connaissan­ce, de la complexité des choses, l’envie de comprendre, d’analyser : ça, elle me l’a évidemment transmis.

Et vous, Lorranie, quelles valeurs avez-vous héritées de votre mère ?

Lorranie : Le fait de savoir dire non. Ça, je sais très bien [rires]. Et de toujours faire ce que je veux de ma vie. Ce truc de « tu peux tout faire, et tu as le droit d’être là », ça me vient beaucoup de ma mère.

Et sur le féminisme ?

L. J. : Ça a toujours été une valeur importante dans ma famille, même si on ne partage pas à 100 % le même féminisme, ma mère et moi.

A. J. : Elle est plus féministe que moi !

L. J. : Non, c’est pas vrai. Mais je le suis d’une autre manière, d’une autre époque et, je pense, d’un autre angle de vue.

Quels sont les sujets sur lesquels vous êtes en désaccord, alors ?

A. J. : Sur Cantat et sa participat­ion au spectacle de Wajdi Mouawad 2, par exemple. Ou par rapport à la séduction. Là aussi, j’ai revisité la position de ma mère. Je me souviens de ma mère gênée par mes décolletés, je me souviens de l’avoir vécu très mal… Et je me suis vue être embêtée de prévenir ma fille. Quand elle a grandi, qu’elle est devenue sexuée, qu’elle était belle comme tout et qu’elle voulait sortir à poil, ou presque, je lui disais qu’elle ne pouvait pas sortir comme ça. Et elle me répondait que ce n’était pas à elle de se cacher, mais aux autres de se retenir. Ça, c’est une chose. L’autre chose [elle s’adresse à sa fille, ndlr], c’est que tu n’es

“J’avais très fort le sentiment qu’enfanter me prendrait ma place. Ce que je n’ai jamais eu avec Lorranie. Alors que je le sentais avec ma propre mère”

Agnès Jaoui

pas du tout dans les mêmes codes de la féminité. Elle peut traîner en pyjama à la maison et se tenir un peu n’importe comment alors qu’il y a son amoureux. Je trouve ça génial et, en même temps, je suis un peu dépassée.

Sur quoi votre fille vous fait-elle évoluer ?

A. J. : Sur ça, justement. Je sens bien et j’ai toujours senti ma contradict­ion visà-vis de ça. J’ai voulu être actrice, et je n’ai jamais eu envie de renoncer à ce qui pourrait être appelé « une séduction au féminin ». Pareil sur ce côté « c’est aux autres de se tenir » : je le pense vraiment et, en même temps, il y a un endroit qui bloque chez moi. Ça me fait réfléchir.

Est-ce qu’il y a des choses qui ont fondamenta­lement changé, selon vous, dans le fait d’être la mère d’une fille dans les années 1970-1980, et aujourd’hui ?

A. J. : Ah oui ! Mais je trouve que ça a changé là, ces six ou sept dernières années – et pour ma plus grande joie. Avec #MeToo, mais pas seulement.

En quoi cette lame de fond vient-elle remodeler les rapports mères-filles ?

A. J. : Je pense qu’on hérite de millénaire­s où la fille est à protéger des hommes. Moi, c’est comme ça que je l’ai vécu, car c’est quand j’étais toute pitchoune que je me suis faite le plus agresser. C’était quelque chose d’important pour moi de surtout protéger ma fille de ce possible danger. Mais ce qui est chouette, c’est qu’assez rapidement, je me suis dit qu’elle ne se laisserait pas emmerder. Je trouve extraordin­aire qu’elle soit libérée de ça. Je ne dis pas que toutes les jeunes filles ont la force défensive de Lorranie. Mais il y a quand même quelque chose qui a beaucoup bougé. Sur cette idée d’attendre le prince charmant aussi. Je me suis rendu compte à quel point je l’attendais toujours, alors que j’étais fille de féministe – j’en ai même fait un film avec Jean-Pierre [Bacri]. Mais j’ai l’impression que ni ma fille, ni ma nièce, ni les jeunes filles que je connais ne sont dans cette attente-là.

Selon vous, qu’est-ce qui fait la force du lien mère-fille, et du vôtre en particulie­r ?

A. J. : Le fait qu’on est liées pour la vie et qu’en plus, on est liées en tant que femmes.

L. J. : Je pense que dans notre cas, c’est beaucoup l’écoute aussi.

A. J. : Ce qui est fou, c’est que si on regarde dans les mythes constituti­fs, les religions ou la littératur­e, il n’y a pas tant de si belles relations mères-filles. Il y a un gros vide de ce côté-là. Ce n’est pas quelque chose qui est beaucoup mis en avant.

Justement, en a-t-on fini avec l’idée que mères et filles seraient forcément toujours un peu rivales ?

A. J. : Je crois que, indépendam­ment du côté désirable, il y a aussi dans cette notion de rivalité mère-fille la question de la personnali­té, du fait de prendre la place. Pendant longtemps, ce n’était pas évident pour moi de devenir mère, parce que je n’étais pas sûre de ma propre place. J’avais très fort le sentiment qu’enfanter me prendrait ma place. Ce que je n’ai plus du tout, et que je n’ai jamais eu avec Lorranie. Alors que je le sentais avec ma propre mère. Et c’est peut-être là aussi que les choses peuvent se modifier et se modifient déjà avec les autres filles de mon âge. J’ai longtemps senti les autres rivales, et ce n’est plus le cas. Je pense qu’à partir du moment où il y aura vraiment de la place pour nous dans la société, que les filles seront sûres de leur place, l’autre ne sera plus une rivale.

1. Une des pionnières de l’analyse transactio­nnelle en France.

2. Référence à la polémique autour de la participat­ion de Bertrand Cantat, condamné pour le meurtre de Marie Trintignan­t, à un spectacle de Wajdi Mouawad au Théâtre de la Colline, à Paris, en octobre 2021.

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